Le fédéralisme coopératif et le rôle dominant du consensus dans le fédéralisme allemand

Mis à jour : 22 oct 2018

Roland Sturm

roland.sturm@fau.de

Le professeur Roland Sturm est titulaire de la Chaire de science politique à l’Université Friedrich-Alexander d’Erlangen-Nuremberg. Il a publié abondamment dans les champs de l’intégration européenne, de la politique allemande (fédéralisme), de la politique comparée, des politiques publiques comparées et de l’économie politique. Ses plus récents projets de recherche portent sur « l’austérité comme défi politique », « la seconde Chambre fédérale en Allemagne » et « la décentralisation dans le monde arabe ». Roland Sturm a été professeur invité à Seattle (Université de Washington), à Beijing (Université de Pékin) et à Barcelone (Université Pompeu Fabra).

Résumé

Parmi ses possibles déclinaisons empiriques, le fédéralisme allemand est l’une de ses expressions les plus centralisées dans le monde. Le modèle allemand a été fondé à partir de postulats basés sur le principe de subsidiarité. Ces postulats se trouvent encore dans la Constitution allemande. Trois principaux facteurs ont forgé le fédéralisme en Allemagne : l’absence de culture fédérale, l’orientation de la politique allemande en faveur de l’uniformité des conditions de vie, et la centralisation du système de partis politiques. Les trois dernières réformes du fédéralisme allemand – en 2006, en 2009, puis en 2017 – ont toutes contribué à accentuer la centralisation et le partage des prises de décision entre le gouvernement fédéral et l’exécutif des Länder.

Introduction

Depuis ses tout débuts, le fédéralisme allemand a été conçu comme un fédéralisme coopératif basé sur l’intermédiation des intérêts du fédéral et des États. Avec le temps, la Constitution allemande de 1949 a été interprétée de sorte que la part du lion des compétences législatives est allouée au gouvernement fédéral (souvent comme compétences partagées avec les Länder). Ceci étant, les Länder détiennent la plupart des compétences en ce qui a trait à l’administration de la justice (incluant la justice fédérale). Or, le consensus entre les ordres de gouvernement peut certes découler d’une volonté politique, mais il peut aussi être le résultat d’une défaite ou d’une impasse. Le fédéralisme allemand, avec la rare exception de la réforme de 2006, ne connaît qu’une direction : plus de gouvernance partagée, et moins d’autonomie pour les Länder. Si cette dynamique affaiblit la position des parlements des Länder, ce n’est pas nécessairement le cas pour celle des exécutifs (les gouvernements). Au niveau des Länder, seules quelques compétences, et aucune qui ne comporte pas une certaine implication du fédéral, demeurent : les médias, l’appui aux petites et moyennes entreprises, la culture, la police, et l’éducation.

La Constitution allemande est construite suivant la logique du principe de subsidiarité. Dans l’article 30, elle part du postulat voulant que les Länder soient responsables des politiques publiques et de l’administration publique, avec les exceptions énumérées dans la Constitution. Concrètement, les Länder ne dominent plus l’État allemand sur le plan politique. Aujourd’hui, l’exécutif fédéral, seul ou en coopération avec les exécutifs des Länder, se trouve dans le siège du conducteur. C’est en partie le cas parce que l’ordre de gouvernement fédéral a pris presque entièrement le contrôle des champs de compétence concurrents, et en partie parce que le fédéral a un droit à peu près exclusif de légiférer sur le plan fiscal.

Dans les années d’après-guerre, la coopération entre l’ordre de gouvernement fédéral et les Länder se concentrait encore sur les problèmes à régler, comme l’avenir de l’agriculture ou l’appui économique pour les territoires bordant le Rideau de fer qui étaient désavantagés par la partition de l’Allemagne (Zonenrandgebiete). La coopération suivait les principes de l’efficacité et de la viabilité financière. Dans les décennies suivantes, le fédéral développa un désir de mettre en place un plan plus systématique pour faire progresser l’Allemagne et rallier toutes ses composantes. Cela impliquait une capacité de contrôle accrue pour le gouvernement central, dans des champs d’intervention de plus en plus nombreux. L’impulsion supplémentaire de l’unification allemande (1989-90) et le processus connexe de construction institutionnelle ont mené à une centralisation encore plus intégrée. Il s’agissait aussi de la logique qui présidait aux transferts financiers et à la mutation de personnel administratif et politique de l’Ouest vers l’Est sous les auspices du gouvernement fédéral.

La coopération est devenue plus qu’un partenariat occasionnel. Elle était maintenant intégrée dans un réseau institutionnel de prises de décision conjointes. Le fédéralisme coopératif a évolué en « fédéralisme imbriqué », en « Politikverflechtung », comme le politologue allemand Fritz W. Scharpf a nommé ce phénomène nouveau. À la question générale : « Quel est le bon équilibre entre la diversité et l’unité au sein du fédéralisme allemand? », de nouvelles réponses devaient être formulées, car cela signifiait maintenant d’évaluer l’autonomie des Länder à la lumière du fédéralisme imbriqué.

Les Länder n’étaient pas opposés aux réformes du fédéralisme des années 1960. Pour eux, le fédéralisme imbriqué signifiait la stabilité budgétaire. Leurs gouvernements ont même gagné en importance politique par l’intermédiaire du Bundesrat, où les exécutifs des Länder ont appuyé les réformes constitutionnelles à la nécessaire majorité des deux tiers.
Expliquer l’émergence du fédéralisme unitaire / « imbriqué »?

Quelles sont les principales forces derrière un fédéralisme coopératif qui s’est transformé en un fédéralisme unitaire ? De manière générale, la réponse est à trouver dans l’absence d’une véritable culture fédérale. Les Allemands voient leur fédéralisme avant tout comme un dispositif technique pour orienter la politique. Si quelque chose bloque ou se déroule mal dans le processus politique, la solution est toujours davantage de centralisation. Les partisans du fédéralisme défendraient le pouvoir décisionnel local en tant qu’expression du partage vertical des pouvoirs, en tant qu’expression de l’autonomie régionale. Les Allemands semblent détester les différences territoriales.

Cela nous amène au deuxième facteur qui explique l’émergence d’un fédéralisme unitaire en Allemagne : le développement de l’État-providence. L’État providence a pour engagement principal l’idée d’égalité. En Allemagne, nous avons été témoins du paradoxe suivant lequel la population semble croire que le fédéralisme le plus efficient n’est pas celui qui accepte la diversité, mais celui qui garantit un traitement égal à tout le monde. Il s’agit sans aucun doute d’une interprétation trompeuse de l’article 20(1) de la Constitution allemande (Grundgesetz), qui garantit un État social et fédéral (« sozialer Bundesstaat »).

La politique partisane a contribué à nourrir cette interprétation. Pour les partis politiques, les politiques sociales favorisent les gains électoraux. Les partis offrent des solutions uniformes aux problèmes sociaux en Allemagne. Par ailleurs, les partis ne sont des organisations fédérales que dans une certaine mesure. En effet, les grandes décisions sont prises au niveau national ou dans le cadre de rencontres conjointes entre les ministres ou premiers ministres des Länder. Les partis majoritaires dans les parlements des Länder acceptent les décisions nationales parce que l’alternative serait de renverser la coalition partisane qui forme le gouvernement au niveau des Länder.

Par l’intermédiaire du Bundesrat (une quasi seconde chambre du Parlement), les exécutifs des Länder ont un rôle formalisé dans l’adoption des lois fédérales. Le Bundesrat a le potentiel d’agir en tant que chambre des Länder allemands; et parfois, il agit en tant que tel. Mais la coordination politique au sein du Bundesrat est basée sur la coopération partisane. Cette coopération doit relever le défi que représente le fait que les décisions du Bundesrat nécessitent une majorité absolue de sièges, ce que même les soi-disant grandes coalitions ne peuvent plus produire de nos jours.

On aurait tort de supposer que le besoin de coopérer crée automatiquement de l’harmonie. Cela signifie plus de coordination, ce qui renforce les exécutifs politiques aux niveaux fédéral et des Länder, mais ce qui affaiblit les parlements. Les décisions sont prises en trouvant le plus petit dénominateur commun. Cela donne une chance de succès aux solutions de second choix. La politique est ralentie, et les nouveaux départs en politique sont rares, mais ils ne sont pas impossibles. La plupart du temps, les processus de négociation entre le fédéral et les Länder ont pour résultat des concessions de part et d’autre. Les Länder obtiennent un appui financier du fédéral; et le fédéral gagne un plus grand accès aux responsabilités des Länder.

La constitution fiscale de l’Allemagne est un autre facteur qui provoque la centralisation politique. Les Länder allemands sont sous-financés de manière notoire. Alors qu’ils disposent seulement de faibles opportunités pour hausser les impôts, environ 95% de leurs dépenses sont prédéterminées par les lois nationales et régionales. Depuis l’amendement à la Constitution fédérale sur l’équilibre budgétaire en 2009, ils n’ont plus le droit d’emprunter de l’argent. La seule manière de se sortir de ce dilemme financier est d’obtenir l’appui du gouvernement fédéral. Cet appui a toujours été lié à une diminution de l’autonomie et à une expansion des prises de décision partagées, ou avec le transfert de compétence du niveau régional vers le niveau national.

La pertinence de l’Allemagne pour la recherche sur le fédéralisme

À première vue, le fédéralisme allemand paraît comporter deux avantages. D’abord, il semble permettre et même favoriser la réussite économique du pays. Puis, force est de constater que l’intensité des conflits régionaux est somme toute basse. Là où des partis régionaux existent, il est possible qu’on leur réserve un traitement spécial, comme c’est le cas pour le parti des Danois et des Frisiens dans le Schleswig-Holstein qui n’a pas à dépasser la barre des 5% pour entrer au parlement. Sinon, comme dans le cas du CSU bavarois, leur rôle dans la politique nationale fait en sorte que la défense des intérêts régionaux est intégrée aux principaux débats politiques du pays. Il est cependant difficile de prouver que la forme particulière que prend le fédéralisme en Allemagne ait le moindre rapport avec les réussites économiques du pays.

L’intégration des intérêts régionaux est grandement facilitée par l’absence de division ethnique. L’exemple allemand montre qu’il y a une échelle du fédéralisme sur laquelle les exemples allemand et autrichien se retrouvent tout près d’une extrémité, c’est-à-dire le pôle unitaire, au-delà duquel il ne reste plus de fédéralisme substantiel.

Un élément du modèle allemand qui pourrait être repris par les États fédéraux divisés sur le plan ethnique est celui d’une deuxième Chambre qui serait semblable au Bundesrat. Ce modèle semble effectivement permettre l’intégration des élites régionales dans les processus décisionnels nationaux de manière à éviter le sécessionnisme d’une de ses parties, par exemple.

Un autre fait intéressant pour les études comparatives est que le nombre de partis différents dans les gouvernements de coalition en Allemagne a récemment augmenté. La recherche de consensus au sein du Bundesrat, une institution avec d’importants obstacles à la formation d’une majorité, mérite un regard nouveau. La présomption de stabilité, qui est centrale dans la promotion du fédéralisme allemand, pourrait alors être menacée. Néanmoins, pour les Allemands, le fédéralisme efficace se mesure toujours par sa capacité à réaliser les promesses de l’État-providence, et le moyen semble être davantage de centralisation — bien que cela contredise la logique même du fédéralisme. Seuls quelques juristes et politologues allemands voient cette contradiction et privilégient la diversité et le potentiel démocratique d’un gouvernement décentralisé.

Traduction par Jean-Charles St-Louis.

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Citation suggérée : STURM, R., 2018, « Le fédéralisme coopération et le rôle dominant du consensus dans le fédéralisme allemand ». 50 déclinaisons de fédéralisme. Disponible sur : <https://capcf1.wixsite.com/accueil/actualites/le-f%C3%A9d%C3%A9ralisme-coop%C3%A9ratif-et-le-r%C3%B4le-dominant-du-consensus-dans-le-f%C3%A9d%C3%A9ralisme-allemand>.

Lectures complémentaires

Julia Oberhofer/ Dieter Roth/ Julia Stehlin, Roland Sturm, Felix Wille: ‘Regional Citizenship in Germany: Solidarity and Participation in a Unitary Federal State’, in: Alisa Henderson/ Charlie Jeffery/ Daniel Wincott (eds): Citizenship after the Nation-State. Regionalism, Nationalism and Public Attitudes in Europe, Basingstoke: Palgrave 2014, S. 80-108.

Roland Sturm: ‘The Länder Lose out. Competence Sharing in German Federalism’, in: Ferdinand Karlhofer/ Günther Pallaver (eds.): Federal Power-Sharing in Europe, Baden-Baden: Nomos 2017, pp. 65-85.

Roland Sturm: ‘Counter-Secessionism and Autonomy in the Federal System of Germany: The Case of Bavaria’, in: Diego Muro/ Eckart Woertz (eds.): Secession and Counter-secession. An International Relations Perspective, Barcelona: CIDOB 2018, pp. 91-98.

Roland Sturm: ‘Unruly Divorces? Why Do Coalitions in the German Länder End Prematurely?’, in: Regional and Federal Studies 23(4), 2013, p. 445-460.

 

Référence bibliographique

STURM, R., 2018, « Le fédéralisme coopération et le rôle dominant du consensus dans le fédéralisme allemand ». 50 déclinaisons de fédéralisme. Disponible sur : <https://capcf1.wixsite.com/accueil/actualites/le-f%C3%A9d%C3%A9ralisme-coop%C3%A9ratif-et-le-r%C3%B4le-dominant-du-consensus-dans-le-f%C3%A9d%C3%A9ralisme-allemand>.

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