Le partage de l’État par le partage du pouvoir pour surmonter le clivage ethnique. L’exemple de la République de Macédoine du Nord, 20 ans après l’accord-cadre d’Ohrid

Arianna Piacentini

Détentrice d’un doctorat en sociologie et méthodologie de la recherche sociale à l’Université de Milan depuis 2018. Dans ses travaux de recherche, elle se penche sur les sociétés à clivages ethniques, le partage du pouvoir, le nationalisme et le clientélisme. Elle a occupé les postes de chercheuse invitée à l’Université de Cambridge (Royaume-Uni), à l’Université Saints-Cyrille-et-Méthode de Skopje (Macédoine du Nord) et à l’Université de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), de chargée de recherche au Centre d’études avancées de l’Europe du Sud-Est (CAS SEE) de l’Université de Rijeka (Croatie) et de chercheuse postdoctorale au centre de recherche EURAC, à Bolzano (Tyrol du Sud, Italie). Actuellement, elle est chercheuse postdoctorale à l’Université de Milan et chercheuse invitée au Centre d’étude des conflits ethniques de l’Université Queen’s de Belfast (Irlande du Nord, Royaume-Uni).

Résumé

La République de Macédoine du Nord est un État récent peuplé de deux principaux groupes ethniques, soit les Macédoniens et les Albanais, qui cohabitent avec d’autres groupes minoritaires. Bien que la Macédoine fasse partie des sociétés dites « divisées », ces groupes ont pu, grâce au modèle consociatif de démocratie adopté, partager le pouvoir, faire fonctionner le système et éviter les tensions. Toutefois, la route ayant mené au consociationalisme a été tumultueuse, et des frustrations et insatisfactions subsistent chez les deux principales parties. Dans le présent article, nous jetons un regard sur les origines, les particularités et les répercussions de la mise en place de mécanismes de partage du pouvoir en Macédoine et, prenant le concept de « partage de l’État » comme toile de fond, nous examinons l’équilibre qui a émané du singulier effet conjugué des comportements de l’élite, des frustrations collectives, des divisions ethniques et des mécanismes de partage du pouvoir.

Introduction

La République de Macédoine du Nord (ci-après appelée la Macédoine), est un État récent dont la population est reconnue depuis toujours pour son hétérogénéité sur les plans ethnique, religieux et linguistique. À l’intérieur d’un même territoire, la majorité ethnique, formée par les Macédoniens, côtoie des groupes plus petits, dont les Albanais, la minorité ethnique la plus importante[1]. Pourtant, ce pays se classe parmi les sociétés divisées, et ses deux principaux groupes y mènent des vies bien distinctes. Des points de vue politique et institutionnel, ces groupes partagent le pouvoir selon le modèle consociatif de démocratie (Lijphart, 1977). Toutefois, la route ayant mené à la consociationalisme a été tumultueuse, et des frustrations et des insatisfactions subsistent chez les deux parties. Dans le présent article, nous jetons un regard sur les origines, les particularités et les répercussions de la mise en place de mécanismes de partage du pouvoir en Macédoine, et nous prenons le concept de « partage de l’État » comme toile de fond pour illustrer l’état d’équilibre qui a émané du singulier effet conjugué des comportements de l’élite ethnique, des frustrations collectives, des divisions ethniques et des mécanismes de partage du pouvoir.

Gestion de la diversité ethnique et partage du pouvoir : bref historique

Les processus de construction de l’État et d’édification nationale en Macédoine ont pendant longtemps été semés d’embûches, hormis une courte interruption pendant la période yougoslave où, pour la première fois de son histoire, la Macédoine a été reconnue en tant que république et les Macédoniens, en tant que nation ethnique constituante. Les Albanais, pour leur part, ne se sont pas vu accorder le même statut ni la même reconnaissance politique, que ce soit en Yougoslavie ou en Macédoine indépendante. Compte tenu des frustrations et insécurités identitaires accumulées de longue date, dès que les circonstances l’ont permis en 1991, les Macédoniens ont établi un nouvel État-nation pour la majorité ethnique et formé par cette dernière, privant désormais les Albanais (notamment) des droits qu’ils avaient acquis. La disparité entre l’État-nation ethnique nouvellement créé et l’hétérogénéité ethnique de sa population a donné lieu à un différend quant à la nature de l’État même, ce qui a fait ressurgir des frustrations collectives qui n’ont pas tardé de se transformer en tensions. En effet, de leur point de vue, les Macédoniens estimaient que leur survie en tant que peuple et nation dépendait de l’existence d’un État en propre, mais aussi de leur supériorité numérique au sein de cet État. Chez les Albanais de Macédoine, toutefois, le malaise découlait davantage de la reconnaissance de leur statut et de la copropriété de l’État que de leur reconnaissance en tant que groupe national. En 2001, une décennie après l’indépendance de la Macédoine, les craintes et insécurités ont dégénéré en violence et, après quelques mois de combats, les quatre principaux partis politiques (deux partis formés de Macédoniens et deux formés d’Albanais) ont entériné l’accord-cadre d’Ohrid (ACO), sous l’égide de l’Union européenne et du président de la Macédoine. À force de compromis, les deux parties sont parvenues à s’entendre sur les modifications à apporter à la constitution, la mise en œuvre officielle (et obligatoire) de mécanismes consociatifs et l’octroi de plus de droits à la communauté ethnique albanaise, ce qui allait ensuite ouvrir la voie à un état de stabilité prenant appui sur « le partage de l’État par le partage du pouvoir ».

L’accord-cadre d’Ohrid et la consociation de la Macédoine

Document somme toute assez simple, l’ACO renfermait des directives sur la mise en œuvre du partage du pouvoir. On y soulignait également la nécessité d’apporter des changements constitutionnels pour améliorer les relations interethniques et instaurer la démocratie. Les principales dispositions de l’ACO avaient été formulées selon les recommandations de Lijphart (1977) concernant la mise en place d’une consociation, soit la formation d’une grande coalition gouvernementale, l’établissement d’un système de représentation proportionnelle ainsi que l’attribution de droits de veto et d’une autonomie segmentaire.

Il n’y avait rien de bien nouveau, cependant, dans la formation d’une grande coalition pour la jeune république puisque, depuis 1991, une règle tacite non écrite voulait que des partis de Macédoniens et d’Albanais soient inclus dans la coalition gouvernementale. Pour assurer une représentation égale des principaux segments de la société dans l’ensemble des organismes et des institutions de l’État, l’ACO prévoyait l’instauration d’un système de quotas ethniques et conférait au « médiateur » les compétences nécessaires pour en superviser la mise en œuvre. De plus, en vertu de l’ACO, la création d’un « secrétariat chargé de la mise en œuvre de l’accord-cadre » et d’un « comité des relations intercommunautaires » (Velickovska, 2013) était prévue. Néanmoins, même si le principe de représentation équitable de tous les principaux groupes au sein de la fonction publique visait à compenser la présence disproportionnée, voire la marginalisation et l’exclusion, des minorités (Ristevska Jordanova et collab., 2016), sa mise en application dans les faits a souvent suivi des voies « informelles », en faveur des réseaux ethnoclientélistes (Piacentini, 2019b). L’accord-cadre a également institué un système de double majorité au Parlement, appelé principe Badinter, pour les lois touchant directement à la culture, à l’usage des langues, à l’éducation, aux documents personnels et à l’utilisation des symboles (Marolov, 2013). Bien que ce ne soit pas formulé de manière explicite, cette double majorité se rapporte aux intérêts nationaux primordiaux et fonctionne comme un veto, autre impératif du consociationalisme. Enfin, et ce n’est pas rien, la conclusion de l’ACO a permis d’éviter l’adoption d’un modèle fédéral et la division territoriale[2] et, par conséquent, une répétition de ce qui s’était produit en Bosnie, et l’autonomie segmentaire a été assurée par voie de décentralisation progressive et d’accroissement de l’autonomie des municipalités[3].

Du partage du pouvoir au partage de l’État

L’intention de l’ACO était de promouvoir une vision citoyenne de la Macédoine, d’accroître la participation et la représentation de tous les groupes au sein de l’État, de décourager la politique ethnique et les jeux à somme nulle tout en favorisant le compromis politique et le dialogue interethnique. La mise en œuvre de ses dispositions et des mécanismes de partage du pouvoir a toutefois eu pour effet de faire ressortir le caractère binational plutôt que multinational de la république (Bieber, 2005), omettant de prévoir suffisamment de mécanismes pour protéger les droits des autres minorités. Les hostilités entre les groupes, les fossés sociaux et politiques ainsi que l’ethnocentrisme ont également duré. De plus, les droits et intérêts collectifs ont eu et ont encore préséance sur les droits et intérêts individuels. Pourtant, les divisions et les frustrations collectives, qui s’articulent essentiellement autour de mésententes sur la nature et la propriété de l’État, ont été résolues partiellement grâce à la mise en œuvre officielle du consociationalisme en 2001. En réalité, les représentants politiques des deux principaux groupes ethniques ont tacitement accueilli, exploité et même transformé en avantage le résultat souvent considéré comme négatif du consociationalisme, soit l’institutionnalisation de l’ethnicité et du fossé ethnique. Ce faisant, ils ont tacitement convenu d’établir un système d’État réparti par ethnies et pouvant être géré, où le pouvoir tout comme l’État sont partagés, et sont ainsi parvenus à favoriser la stabilité tout en soulageant les frustrations des deux principaux groupes, attribuables d’une part à l’échec de la propriété exclusive de l’État et, d’autre part, à celle de la copropriété officielle (Piacentini, 2019). Ainsi, la notion de « partage de l’État » renvoie à l’élaboration de deux systèmes d’État ethniques parallèles, gérables et stables, qui a pour raison d’être le clivage ethnique même et dont l’infrastructure institutionnelle suit le modèle consociatif de démocratie.

Conclusion

L’évolution politique des dernières années laisse à penser que la Macédoine prend résolument le chemin de la démocratie et de l’adhésion à l’UE. Cependant, sa société reste profondément divisée sur le plan ethnique, tout comme son paysage politique. Dans cette démocratie toujours fragile et non consolidée, les institutions et les mécanismes consociatifs relèvent principalement de l’élite politique ethnique (souvent corrompue). De plus, malgré l’amplification des aspirations démocratiques au lendemain de « l’ère Gruevski », le pays conserve son approche globalement ethnique et très politisée dans la gestion des affaires de l’État et de ses institutions. En d’autres termes, vingt ans après la signature de l’ACO et de l’adoption des dispositions relatives au partage du pouvoir, le fossé ethnique, au lieu d’être comblé comme le voulait l’accord-cadre, s’est manifestement et paradoxalement transformé en un élément de stabilité essentiel de la République de Macédoine du Nord « partagée » et officieusement binationale. Par surcroît, bien que le « partage de l’État par le partage du pouvoir » ait abouti à une certaine stabilité, nous pouvons affirmer sans craindre de nous tromper qu’il a également ouvert la voie à la mainmise sur l’État même (Džankić, 2018; Keil, 2018), ce qui confirme finalement et une fois de plus les limites et les lacunes démocratiques intrinsèques du consociationalisme.

Traduction par Josée Brisson, trad. a.

Piacentini, A. 2021. « Le partage de l’État par le partage du pouvoir pour surmonter le clivage ethnique. L’exemple de la République de Macédoine du Nord, 20 ans après l’accord-cadre d’Ohrid », 50 déclinaisons de fédéralisme.

 

Références

Bieber F. 2005. Partial Implementation, Partial Success: The Case of Macedonia. Dans : O’Flynn I. et D. Russell (dir.), Power Sharing: New Challenges for Divided Societies, London, Pluto Press, pp. 107-122.

Census of Population, Households and Dwellings 2002 http://www.stat.gov.mk/PrikaziPoslednaPublikacija_en.aspx?id=54

Džankić J. 2018. Capturing contested states. Structural mechanisms of power reproduction in Bosnia and Herzegovina, Macedonia and Montenegro. Southeastern Europe, 43:1, 83-106.

Keil S. 2018. The business of state capture and the rise of authoritarianism in Kosovo, Macedonia, Montenegro and Serbia, Southeastern Europe, 43:1, 59-82.

Lijphart A. 1977. Democracy in Plural Societies: A Comparative Exploration. New Haven, CT, Yale University Press.

Marolov D. 2013. Understanding the Ohrid Framework Agreement. Dans : Ramet S. P., O. Listhaug et A. Simkus (dir.), Civic and Uncivic Values in Macedonia. Values Transformation, New York, Palgrave Macmillan, pp. 134-154.

Piacentini A. 2019. State’s Ownership and State-Sharing. The role of Collective Identities and the Socio-Political Cleavage between Ethnic Macedonians and Ethnic Albanians in the Republic of Macedonia. Nationalities Paper, 47:3, 461–476.

Piacentini A. 2019b. “Trying to fit in”: multi-ethnic parties, ethno-clientelism and power sharing in Bosnia Herzegovina and Macedonia. Nationalism and Ethnic Politics, 25:3, 273–290.

Velickovska G., 2013. Implementation of the principle of adequate and equitable representation: perceptions of citizens, Здружение Институт за развој на заедницата – Association Community Development Institute – CDI Association of the Units of Local Self-Government of the Republic of Macedonia – ZELS.

Ristevska Jordanova M., A. Abazi Imeri, B. Kotevska, E. Anchevska, N. Azough et A. Mante. 2016. Life and Numbers. Equitable ethnic representation and Integration at the workplace. Skopje: European Policy Institute (EPI).

Lectures suggérées

McCulloch A. 2012. ‘Consociational settlements in deeply divided societies: the liberal-corporate distinction’, Democratisation 21: 3, 501-518.

Piacentini A. 2019. ‘Make Macedonia Great Again – The New Face of Skopje and the Macedonians Identity Dilemma’, dans Reinventing Eastern Europe – Imaginarıes, Identities and Transformations, Doğan E. (dir.), London: Transnational Press, pp. 77-94.

Ramet S.P., O. Listhaug, A. Simkus (dir.) 2013. Civic and Uncivic values in Macedonia. Values transformation, New York: Palgrave Macmillan.

[1] Selon les données du dernier recensement de la population, les Macédoniens et les Albanais représentent respectivement 64,2 % et 25,2 % de la population. Consulter le recensement de la population, des ménages et des logements de 2002 à http://www.stat.gov.mk/PrikaziPoslednaPublikacija_en.aspx?id=54.

[2] Il existait et existe toujours des régions de grande influence politique, car les Albanais vivent principalement en Macédoine occidentale tandis que les Macédoniens occupent le reste du pays.

[3] En 2002, la loi sur l’organisation territoriale de l’autonomie locale était promulguée. En 2004, le nombre de municipalités a été réduit. Cette mesure a été vivement contestée par les Macédoniens, les Albanais y voyant un moyen essentiel pour garantir leur l’autonomie.

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