Résumé
Quelle que soit la manière dont ils sont organisés sur le plan institutionnel, tous les systèmes fédéraux comportent des mécanismes d’interaction entre les partenaires fédéraux. Les « relations intergouvernementales » (RIG) font référence à l’ensemble des modalités qui régissent ces interactions. Les RIG empruntent des formes diverses et variées. Elles changent avec le temps et en fonction des domaines politiques, ce qui les rend, en un sens, idiosyncrasiques. Elles constituent le « lubrifiant » essentiel de tout système fédéral, et, de ce fait, elles sont omniprésentes. Après une brève revue des défis terminologiques propres aux relations intergouvernementales (et leur compagnon de route, le « fédéralisme comparé »), cet article examine les principaux acteurs des RIG, ainsi que l’éventail de techniques législatives – et surtout exécutives – dont ils disposent pour organiser leurs interactions. Les RIG valsent de manière souvent opaque entre institutionnalisation et processus informels, ce qui a tendance à renforcer les branches exécutives de chacun des partenaires fédéraux.
Ce bref survol des RIG, dans une perspective comparée, illustre le fait que les fédérations reposant sur une « tradition de droit civil continental » sont plus susceptibles d’organiser les RIG par le biais de mécanismes juridiques que leurs homologues issus de la tradition plus pragmatique de la common law. Au risque de simplifier à outrance, on peut émettre l’hypothèse – voire le constat – que les fédérations de common law ont tendance à considérer les RIG d’un point de vue principalement (mais pas exclusivement) politique, alors que leurs homologues issus de la tradition « civiliste » les abordent avec une prédisposition « légicentriste », donc davantage axée sur le droit. Néanmoins, les RIG jouent des rôles similaires dans les différents systèmes fédéraux, quel que soit leur niveau de formalité ou de juridicité. Elles remplissent des rôles de coordination, évidemment, mais aussi d’ingénierie para-constitutionnelle, au travers desquels les acteurs fédéraux (généralement les branches de l’exécutif) parviennent à modifier implicitement les architectures fédérales formelles.
Introduction
Les structures politiques fondées sur des principes fédéraux sont des systèmes complexes, chacune ayant sa propre logique interne et ses manières de traduire, dans la réalité, l’équilibre entre la gouvernance autonome et la gouvernance partagée sur lequel elles reposent. Quelle que soit la manière dont les compétences sont réparties au sein des divers arrangements fédéraux, il semble inévitable que les partenaires entretiennent des interactions substantielles. Dans plusieurs fédérations, toute élaboration de politiques publiques un tant soit peu significatives requiert une forme ou une autre de collaboration – ou génère des frictions – entre différents ordres de gouvernement. Les « relations intergouvernementales » (RIG) désignent l’ensemble des moyens et des processus au travers desquels se déploient ces interactions. De manière plus prosaïque, on peut dire que les RIG sont le « lubrifiant » essentiel à tout système fédéral ; elles sont une composante inévitable de toute architecture institutionnelle de type fédéral.
Les RIG sont influencées par une large gamme de facteurs, y compris la géographie, l’histoire ou la culture politique et juridique. Par conséquent, bien qu’on puisse les observer partout, elles prennent des teintes singulières (ou des déclinaisons!) qui correspondent aux singularités de leurs environnements fédéraux. Les principales caractéristiques des aménagements fédéraux (tels que le nombre d’unités constituantes, la répartition des compétences législatives et administratives, les instruments de redistribution de la richesse, etc.) ont une influence sur la manière dont les RIG sont conçues et se déploient. Le type de gouvernement (présidentiel, parlementaire, de conseil) a également un impact sur ce phénomène, tout comme la politique partisane et le système électoral. La diversité (ethnique, religieuse, linguistique) exerce également une influence sur les acteurs influents des RIG ainsi que sur la dynamique qui les anime. Par conséquent, l’étude des RIG se doit d’être fortement contextualisée. Les généralisations que nous offrons ici sont donc quelque peu périlleuses.[i]
L’écueil de la terminologie
L’expression « relations intergouvernementales » est elle-même problématique d’un point de vue comparatif. Dans la littérature anglophone, particulièrement celle issue de la science politique, les RIG font généralement référence aux nombreuses façons qu’ont les ordres de gouvernement d’entrer en relation les uns avec les autres. En revanche, au sein de la littérature qui porte sur les fédérations de type continental, l’expression « fédéralisme coopératif » s’impose le plus souvent, surtout chez les juristes. Malheureusement, aucune de ces deux expressions ne convient parfaitement. L’expression « relations inter-gouvernementales » suggère que ces interactions sont essentiellement du ressort de la branche exécutive de chaque ordre ; ce qui vient marginaliser les autres agencements institutionnels. Pour sa part, l’expression « fédéralisme coopératif », est trop limitée ou incomplète car si les interactions entre partenaires fédéraux incluent des pratiques et des institutions collaboratives, elles comportent également des conflits, de la compétition, voire parfois de la coercition.[ii] L’expression « fédéralisme coopératif » peint donc un portrait exagérément harmonieux du fonctionnement des systèmes fédéraux.
Pour compliquer un peu plus les choses, le terme « intergouvernemental » est encore plus problématique dans le contexte de l’Union européenne (considérée sous un angle « fédéraliste »). Dans le jargon de l’UE, « intergouvernemental » fait principalement référence aux « relations internationales » entre États membres en tant qu’États souverains plutôt qu’en tant que membres d’une structure (quasi-)fédérale. En d’autres termes, l’expression « relations intergouvernementales » peut être interprétée comme l’antithèse de la dimension fédérale de l’UE.[iii] Ces défis terminologiques peuvent clairement générer une certaine confusion. Néanmoins, afin de faciliter la compréhension de ce texte, j’utiliserai ici l’acronyme « RIG » pour décrire les modalités, institutions et processus qui structurent les relations entre les ordres de gouvernement (et certaines tierces parties) dans les arrangements de type fédéral.
Qui fait quoi dans les RIG?
Comme le suggère l’expression, les relations intergouvernementales mettent en scène des acteurs étatiques formels, autrement dit les composantes officielles des régimes fédéraux. Les RIG peuvent être verticales (entre les « autorités centrales » et les unités constituantes), horizontales[iv] (entre ces dernières), bilatérales ou multilatérales.
Notons cependant que les RIG impliquent de plus en plus de tierces parties qui ne sont pourtant pas des acteurs « officiels » dans les fédérations : les municipalités (quand elles ne sont pas formellement incorporées comme troisième ordre de gouvernement), les peuples autochtones, les intérêts privés, les groupes minoritaires et la société civile. L’arrivée de ces nouveaux joueurs ajoute quelques degrés de complexité aux RIG. Tenir compte de ces tierces parties nous permet toutefois d’avoir un portrait plus complet et réaliste des manières dont le pouvoir est réellement exercé, négocié et partagé dans les systèmes fédéraux. Des interactions « directes » entre les autorités centrales et ces nouveaux joueurs peuvent avoir pour conséquence de marginaliser les composantes « officielles » d’une fédération, créant ainsi ce qui a été décrit comme le « fédéralisme du sablier », c’est-à-dire une situation dans laquelle l’échelon étatique ou provincial se trouve largement court-circuité au profit du pouvoir « central » et d’entités « subordonnées » aux entités constituantes.[v] Ce n’est cependant pas toujours le cas, étant donné que ces dernières peuvent également entretenir des rapports de plus grande proximité avec certains acteurs « non-gouvernementaux » locaux qui participent au jeu des RIG. Pour nos fins, il s’agit simplement de souligner que les RIG ne sont pas (ou plus) menées uniquement par les détenteurs constitutionnellement reconnus du pouvoir étatique. Ce phénomène engendre des processus décisionnels ainsi que des réseaux de mise en œuvre plus complexes, et vient également déstabiliser la conception selon laquelle les autorités étatiques possèdent le monopole de l’exercice du pouvoir.
Un riche catalogue d’institutions et de mécanismes propres aux RIG
Les interactions intergouvernementales se déploient au moyen d’un répertoire assez vaste d’arrangements institutionnels. Certains incluent des procédés et des institutions législatifs, au premier chef bien évidemment le bicaméralisme, en vertu duquel les chambres (fédérales) sont censées permettre aux unités constituantes de participer au processus législatif fédéral. Mais les RIG peuvent également prendre la forme de comités parlementaires, ou d’une coopération directe entre les parlements et les élus de différents ordres de gouvernement. L’harmonisation, la coordination et la délégation législatives sont également utilisées pour limiter la dissonance pouvant exister entre différents ordres de gouvernement, tout en évitant la centralisation ou l’uniformisation qui iraient souvent à l’encontre de l’objectif même du projet fédéral.
Cependant, les incarnations des RIG les plus fréquentes impliquent la branche exécutive. À titre d’exemple, les RIG de type exécutif se font notamment par l’intégration de membres issus des unités constituantes dans la composition du cabinet fédéral, par l’intermédiaire des sommets regroupant les principaux dirigeants de divers ordres de gouvernement (présidents et gouverneurs, premiers ministres fédéraux et provinciaux) ou via une multitude d’autres rencontres entre spécialistes issus de tous (ou de certains) ordres de gouvernement. Ces types de RIG peuvent également impliquer des agences spécialisées auxquelles des ordres de gouvernement délèguent certaines fonctions administratives.[vi]
Un autre mécanisme facilitant la coordination réside dans une fonction publique partiellement intégrée, ou qui préconise la mobilité, les interactions et/ou une formation commune. Une fonction publique « professionnelle » (c’est-à-dire imperméable aux influences partisanes) facilite le maintien de RIG efficaces en l’absence de concordance de partis entre les différents ordres de gouvernement, de même que lors d’un changement d’orientation politique suite à des élections au sein de l’un ou l’autre des partenaires de la fédération. Autrement dit, une fonction publique professionnelle – non-partisane – est gage d’une certaine stabilité en contexte de changement politique.
L’un des instruments les plus couramment utilisés pour structurer les RIG est l’entente intergouvernementale, qui porte une variété d’appellations telles que « concordat », « pacte », « accord de coopération », « entente administrative », « convention », « protocole», etc. Chaque année, les gouvernements concluent des dizaines (lorsque ce ne sont pas des centaines ou des milliers) d’accords de ce genre. Comme nous le verrons plus loin, certaines fédérations considèrent de telles ententes comme des instruments juridiques (généralement dotés d’une force normative supra-législative) tandis que d’autres les considèrent essentiellement comme des engagements de nature politique, du moins « jusqu’à preuve du contraire ».[vii]
La gestion d’une telle variété d’institutions, de techniques et de processus collaboratifs requiert une logistique complexe. Dans bien des cas, un organisme ou un secrétariat spécialisé est mandaté pour faciliter les interactions, à l’instar d’un ministère des Affaires étrangères. Il a le mandat de prévoir et de superviser les rencontres au sommet, de promouvoir la conclusion d’ententes et, dans certains cas, de servir de dépôt institutionnel pour ce genre de « traités inter-fédéraux ». Dans certains cas, un ministère spécialisé au sein des différents ordres de gouvernement peut centraliser l’ensemble des actions propres aux relations « inter-fédérales » et être doté d’un ministre dédié spécifiquement au maintien de ces relations – à l’image, encore une fois, d’un ministre des Affaires étrangères. Dans d’autres cas, ce type « d’encadrement général » est confié au bureau du chef de gouvernement (celui d’un premier ministre fédéral ou des chefs des branches exécutives des différentes unités constituantes, par exemple). Certains organes inter-ministériels adoptent des décisions contraignantes selon des formules de vote complexe. Dans d’autres cas, les conférences intergouvernementales fonctionnent par consensus, ce qui peut donner lieu à des accords fondés sur « le plus petit dénominateur commun ». Étant donné la tendance actuelle à la coopération « horizontale », on observe également l’émergence de secrétariats qui rassemblent certaines ou toutes les unités constituantes d’une fédération.
Lorsque les RIG sont dominées par les autorités centrales (par exemple quand un premier ministre fédéral préside les rencontres inter-ministérielles), elles peuvent avoir un impact fortement centralisateur. Ceci étant, certaines fédérations ne prévoient aucune rencontre institutionnelle de ce genre. La coordination emprunte alors d’autres avenues, fréquemment la négociation au sein de partis politiques présents dans divers ordres de gouvernement. Évidemment, la coopération devient plus compliquée (et souvent plus difficile à observer) lorsqu’elle implique des partenaires fédéraux dirigés par des partis différents.
Des RIG constitutionnalisées aux RIG informelles et vice-versa
L’appréciation du caractère « formel » ou « informel » des RIG dépend des lunettes disciplinaires et culturelles que l’on emploie. Par exemple, les juristes – notamment ceux et celles formés dans des systèmes juridiques influencés par la tradition romano-germanique – ont tendance à considérer comme « informel » tout type de mécanisme qui n’est pas fondé sur un texte écrit, qui plus est de préférence légalement contraignant. En revanche, les politologues – ainsi que les autres analystes dont la formation est marquée au sceau du pragmatisme de la common law – sont plus enclins à mettre l’accent sur la prévisibilité des processus, sur leur décorum, ou sur le fait que les acteurs importants respectent ou non leurs engagements, quel que soit le statut juridique de ces derniers. En d’autres mots, la frontière entre le « formel » et l’« informel » peut varier significativement dépendamment du contexte, de la discipline et de la culture politique ou juridique. L’usage de ces deux termes appelle donc à la prudence.
Dans certaines fédérations, les RIG dépendent officiellement de règles et de procédures juridiques (voire même constitutionnalisées). C’est évidemment toujours le cas pour les chambres hautes. Ceci étant, les lois et règlements peuvent aussi structurer les rencontres au sommet, délimiter les procédures de vote, ou énoncer les statuts juridiquement contraignants des accords conclus entre partenaires fédéraux. Pour prendre un exemple, dans un souci de transparence, une récente loi espagnole prescrit même les modalités de publication de diverses informations et documents découlant des relations intergouvernementales.[viii]
Une analyse comparée des RIG permet de confirmer, avec prudence, une certaine dichotomie entre les fédérations dans lesquelles les RIG sont comprises – de manière générale – comme étant de nature essentiellement politique, et celles dans lesquelles les interactions sont plus formellement structurées par le droit et donc sujettes au contrôle des juges. À l’exception partielle des États-Unis,[ix] la première catégorie est principalement constituée de fédérations ancrées dans une tradition de common law, tandis que la seconde comprend principalement des fédérations qui ont émergé dans le contexte plus « légi-centriste » de la tradition civiliste romano-germanique.[x]
Quoique de telles généralisations doivent être traitées avec circonspection, il semble que la tradition de common law admette plus aisément l’existence de normes plus fluides. De même, dans cette tradition, l’idée selon laquelle les tribunaux ne devraient pas avoir la compétence de contrôler les comportements non-coopératifs des partenaires fédéraux – notamment au nom de la séparation des pouvoirs – semble plus répandue. En revanche – et encore une fois, avec les nuances qui s’imposent – dans la tradition « civiliste », les acteurs ont tendance à favoriser les normes formelles, écrites, et les institutions officielles.[xi] Ils sont également plus réticents à reconnaître des « normes » qui ne seraient pas juridiquement contraignantes, et ils ont davantage tendance à considérer normal le fait que des juges – c’est-à-dire les arbitres formels du pacte fédéral – puissent superviser dans une certaine mesure les manières dont les partenaires fédéraux se comportent les uns vis-à-vis des autres. En particulier, ces régimes acceptent plus aisément l’idée qu’un principe de « loyauté fédérale » – une forme de bonne foi constitutionnalisée – puisse lier les partenaires fédéraux, puis que son respect soit même garanti par les juges constitutionnels.[xii]
Dans le même ordre d’idée, les spécialistes du fédéralisme dont la formation est imprégnée de la tradition juridique civiliste sont plus susceptibles de considérer les « accords intergouvernementaux » comme des sources de droit, souvent dotées d’un statut supra-législatif, ce qui empêche qu’elles soient remises en cause unilatéralement par l’une des parties. Par contre, dans les fédérations ayant hérité d’un droit constitutionnel de tradition britannique, le principe de la souveraineté parlementaire protège justement la capacité autonome des législatures des différentes composantes de la fédération de « changer d’avis ». Cette vision de l’impératif « démocratique » a ainsi préséance sur le respect de la parole donnée. Ceci étant, en pratique, cette distinction peut être nuancée puisque dans la plupart des cas, les ententes bénéficient d’un haut degré d’effectivité, quel que soit leur statut juridique formel.
En résumé, la culture juridique dominante (de type common law ou civiliste) exerce une certaine influence sur la conception et l’articulation des systèmes fédéraux, particulièrement en ce qui concerne leurs mécanismes coopératifs. Cette dichotomie doit néanmoins être nuancée. En effet, un ensemble de facteurs influence également le rôle du droit dans le contexte des RIG. Ainsi, les fédérations plus récentes sont davantage susceptibles de définir explicitement leurs « règles d’engagement intergouvernemental » dans leur constitution ou dans certaines lois organiques. Elles bénéficient, pour ce faire, d’un grand nombre d’exemples de mécanismes explicites de RIG que les sociétés fédérales plus anciennes ont su développer au fil du temps. De même, les fédérations qui ont émergé suite à un processus de dissociation/désintégration d’un ancien État unitaire (par opposition à un processus d’unification d’entités préexistantes) ont tendance à élaborer un cadre juridique formel pour structurer leurs modes d’interaction. Cela découle sans doute du fait que c’est souvent justement le manque de confiance, ou l’expérience d’une marginalisation vécue par certains groupes qui mène au processus de dissociation fédérale. Dans un tel contexte, il semble peu probable qu’émergent des relations coopératives « spontanées ».
En d’autres termes, l’analyse comparée suggère que le droit – entendu comme un ensemble de normes et sous l’angle du contrôle judiciaire – joue un rôle plus important dans les RIG que ce qui est généralement admis – et ce, même dans les fédérations de common law jugées plus « pragmatiques ». Inversement, même dans les fédérations où les RIG sont structurées par le biais d’un cadre juridique, les RIG informelles (forum organisés en parallèle des conférences officielles, par exemple, ou les appels téléphoniques et les courriels) jouent indéniablement un rôle crucial dans le fonctionnement des fédérations. Ainsi, l’impact des cultures juridiques ne devrait être ni sous-estimé, ni surestimé. Le rôle joué par les structures et les règles formelles devrait faire l’objet d’études approfondies, empiriques et systématiques. La distinction entre les fédérations qui voient les RIG comme partie intégrante du droit public et celles qui les relèguent au domaine strictement politique ne devrait pas être réifiée. Dans les deux cas, le droit et la politique s’entremêlent.
Les fonctions « para-constitutionnelles » des RIG
La fonction principale des processus collaboratifs et des institutions intergouvernementales est d’aider les composantes d’un État fédéral à partager de l’information, à coordonner leurs actions respectives dans leurs champs de compétences exclusives, et à structurer leurs différentes initiatives dans les domaines de compétences partagées ou concurrentes. Grâce aux RIG, ces acteurs développent (ou devraient développer) des politiques plus harmonieuses et mettent en place des organes facilitant l’échange de bonnes pratiques, les consultations, la prise de décisions conjointes, etc. Les RIG sont centrales à la négociation – ou à l’imposition – de la redistribution financière au sein d’une fédération, pour administrer les ressources naturelles et les étendues d’eau inter-régionales, les ponts, ou encore la mobilité étudiante. Encore une fois, les objectifs et la panoplie de moyens pour les réaliser sont virtuellement infinis. Certains se retrouvent dans plusieurs fédérations, d’autres constituent des arrangements uniques, propres à des contextes spécifiques.
Ceci étant, les RIG remplissent également des fonctions moins visibles et moins explicites. Elles peuvent, par exemple, représenter des outils très efficaces (et souvent opaques) de (re)ingénierie constitutionnelle. Des partenaires fédéraux peuvent ainsi contourner la répartition formelle des compétences au moyen de délégations ou d’accords. En fonction des contextes et des périodes, les mécanismes formels et informels des RIG peuvent également renforcer officiellement des arrangements hiérarchiques ou centralisateurs, ou encore les contrer, lorsqu’ils se réalisent en marge des modèles institutionnels formels d’un régime fédéral donné. Les RIG peuvent être utilisées pour créer – ou recréer – des groupes régionaux, d’une manière qui peut contourner officieusement les divisions territoriales formelles (comme c’est le cas au Nigeria, par exemple).
Comme nous l’avons vu, les RIG peuvent inclure des acteurs non-gouvernementaux dans la gestion et dans la prise de décision publique. Elles peuvent servir à offrir une plateforme ou des services à des minorités qui ne bénéficient pas des « outils étatiques » que possèdent les unités territoriales.[xiii] Les RIG peuvent également renforcer le caractère multinational d’une fédération, particulièrement à travers une incorporation d’arrangements asymétriques qui reflètent les rapports de pouvoir et/ou les attentes et les inquiétudes quant à la situation de groupes ou de nations minoritaires. En d’autres termes, en sus de leur « fonction de planification institutionnelle », les RIG peuvent aider à consolider le caractère multinational d’une fédération.
Par ailleurs, les RIG permettent de transformer officieusement – ou implicitement – des fédérations dualistes en fédérations partiellement « intégrées ». Ceci peut notamment se produire lorsque, au moyen d’inter-délégations et/ou d’accords, un ordre de gouvernement qui devrait normalement appliquer ses propres lois et programmes transfère cette tâche administrative à un autre ordre de gouvernement, afin de rationaliser la mise en œuvre de politiques publiques. Ce type de mécanisme peut effectivement réduire les dédoublements et simplifier l’offre de services à la population. Avec le temps, ces tendances peuvent avoir pour effet de transformer de manière détournée un paradigme fédéral « dualiste » (le Canada, l’Australie) en un paradigme plus « intégré » (la Suisse, l’Allemagne). Toutefois, cette mutation opère sans les garanties internes dont les systèmes fédéraux intégrés sont dotés afin d’assurer une meilleure représentation des unités constituantes dans le travail législatif fédéral. Ces deux archétypes reposent chacun sur leur propre logique interne et institutionnelle. Passer de l’une de ces conceptions à l’autre peut donc avoir un impact sur la cohérence et sur l’équilibre du système en général. Il peut en résulter une transformation – graduelle et implicite – de l’architecture formelle d’une fédération.[xiv]
Enfin, les RIG peuvent également servir à compléter des réformes constitutionnelles formelles (notamment pour que les partenaires fédéraux s’entendent sur les « détails » une fois que les principes centraux ont été entérinés). Parfois, les RIG agissent comme des « alternatives » aux réformes constitutionnelles, particulièrement dans le contexte de constitutions rigides qui rendent très difficile l’adoption d’amendements formels. Évidemment, une telle utilisation peut générer un cercle vicieux (ou, selon la perspective, un cercle vertueux). Disposer de moyens « non-constitutionnels » pour modifier in concreto la façon dont un système fédéral fonctionne peut contrer toute initiative qui chercherait à restructurer un tel système de manière officielle.
Conclusion
Quelle que soit la structure formelle ou initiale d’un système fédéral, l’interdépendance et les interactions entre les ordres de gouvernement sont inévitables. Grâce aux relations intergouvernementales, les acteurs fédéraux peuvent partager de l’information, mettre des ressources en commun et les redistribuer, négocier et mettre en place des arrangements coopératifs pour déterminer qui fait – ou devrait faire – quoi. De telles interactions se produisent par le truchement d’un éventail d’institutions et de processus. Mais, en comparaison avec les relations internationales, les RIG sont – bizarrement – très peu étudiées. C’est particulièrement vrai pour les dimensions les plus informelles des efforts de collaboration, de communication et de négociation entre les partenaires fédéraux, avec ou sans tierces parties, qui génèrent des réseaux essentiels, mais souvent fort peu transparents. Par conséquent, décoder les RIG de tout système fédéral permet de partiellement lever le voile sur la manière dont le fédéralisme « est vécu » de manière concrète.
En résumé :
– les RIG sont omniprésentes : à l’exception des fédérations les plus centralisées, aucune sphère de politiques publiques n’est exempte de l’intervention de multiples ordres de gouvernement. Les RIG font ainsi partie intégrante du « destin fédéral » ;
– les RIG sont idiosyncrasiques : en dépit de certains points communs, les mécanismes et processus coopératifs s’adaptent aux particularités de chaque système fédéral, et dépendent de l’histoire, du contexte, de la réalité sociodémographique, des formes de gouvernement, du modèle fédéral et de la culture juridique ;
– les RIG ont tendance à être opaques : alors que certaines institutions sont particulièrement visibles, une partie importante des relations entre ordres de gouvernement (ainsi que celles qui incluent des tierces parties) se développe de manière informelle et derrière des portes closes (ou de conversations électroniques confidentielles) ;
– les RIG renforcent la ou les branches exécutives, en permettant parfois aux exécutifs de faire ensemble ce qu’ils n’auraient pas le pouvoir de faire dans leurs ordres juridiques respectifs, à l’abri, trop souvent, des contrôles parlementaire, judiciaire et des médias ;
– les RIG sont essentielles : elles constituent le « lubrifiant » de tout système fédéral, lubrifiant qui peut néanmoins poser de sérieux défis en termes de transparence, d’imputabilité, du respect de la primauté du droit et de démocratie.[xv]
Citation suggérée : Poirier, J. (2019). « Les relations intergouvernementales dans les systèmes fédéraux : omniprésentes, idiosyncrasiques, opaques et essentielles », 50 déclinaisons de fédéralisme.
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[i] Pour plus de détails et de références, voir l’introduction générale et le chapitre de conclusion de Johanne Poirier et Cheryl Saunders dans Poirier, Johanne, Cheryl Saunders et John Kincaid (eds), Intergovernmental Relations in Federal Systens : Comparative Structures and Dynamics (Oxford University Press 2015).
[ii] Robert Schapiro, « Towards a Theory of Interactive Federalism », Iowa Law Journal (2006), disponible sur http://papers.ssrn.com/abstract=734644.
[iii] Levrat, Nicolas, « The European Union : From International Relations to Intergovernmental Relations » dans Poirier, Johanne, Cheryl Saunders et John Kincaid (eds), Intergovernmental Relations in Federal Systems : Comparative Structures and Dynamics (Oxford University Press 2015), pp. 174-205.
[iv] Les expressions d’interactions « horizontales » et « verticales » sont communément utilisées dans beaucoup de systèmes fédéraux pour décrire respectivement les relations entre unités constituantes et entre unités constituantes et autorité centrale. Ceci étant, les adjectifs « horizontal » et « vertical » peuvent aussi être interprétés différemment. Par exemple. Stephens et Wikstrom utilisent le terme « horizontal » pour décrire la séparation des pouvoirs entre les branches législative, exécutive et judiciaire (p.4), mais aussi pour parler des relations entre États au sein des États-Unis (p.30); G. Ross Stephens et Nelson Wikstrom, American Intergouvernemental Relations : A Fragmented Polity (New York/Oxford : Oxford University Press, 2007).
[v] Thomas Courchene, « Hourglass Federalism » (2004) Policy Options (Canada) 12; Palermo, Francesco et Kössler, Karl, Comparative Federalism : Constitutional Arrangements and Case Law (Oxford et Portland, Hart), 2017, p.315.
[vi] Certaines agences peuvent être créées par un ordre de gouvernement en particulier mais exercer dans le même temps des fonctions administratives déléguées par d’autres ordres de gouvernement. Certaines agissent également sans lien de dépendance envers les branches exécutives, ce qui signifie souvent qu’elles sont imputables envers une assemblée législative.
[vii] Sur les accords intergouvernementaux : voir notamment Johanne Poirier, Keeping Promises in Federal Systems : the Legal Status of Intergovernmental Agreements with special reference to Belgium and Canada, thèse de doctorat, Université de Cambridge, 2004 : https://www.repository.cam.ac.uk/handle/1810/276241, ainsi que les références de la bibliographie.
[viii] García Morales, Maria Jesus, Transparencia y rencicion de cuentas de las relaciones de cooperacion intergubernamental en el estado autonomico, Publication de l’Institut d’Estudis de l’Autogovern, Gouvernement de la Catalogne, 2017.
[ix] L’article 1, paragraphe 10 de la Constitution mentionne par exemple des « pactes entre États » qui peuvent être interprétés et exécutés par les cours de justice.
[x] Fleiner, Thomas et Saunders, Cheryl, « Constitutions embedded in different legal systems » dans Mark Tushnet, Thomas Fleiner et Cheryl Saunders (eds.), The Routledge Handbook of Constitutional Law (Routledge, Oxford, 2013), 21-32.
[xi] Dans les faits, mêmes les organes qui se développent en parallèle d’organisations formelles sont propices à adopter des « règles de procédure internes » (en Allemagne par exemple). Ce type de « formalisation » est particulièrement rare dans les autres fédérations (comme par exemple au Canada). Au sujet de l’Allemagne, voir : Roland Lhotta et Julia von Blumenthal, « Intergovernmental Relations in the Federal Republic of Germany : Complex Co-operation and Party Politics » dans Poirier, Johanne, Cheryl Saunders et John Kincaid (eds.), Intergovernmental Relations in Federal Systems : Comparative Structures and Dynamics (Oxford University Press 2015), pp.206-238.
[xii] Voir par exemple : Gamper, Ana, « On Loyalty and the (Federal) Constitution » (2010) 4 Vienna Online J. on Int’l Const. L. 157.
[xiii] Johanne Poirier, « Fédéralisme coopératif et droits linguistiques au Canada : peut-on ‘contractualiser’ le droit des minorités? », dans Alain-G. Gagnon et Pierre Noreau, dir. Constitutionnalisme, droits et diversité : Mélanges en l’honneur de José Woehrling, Montréal, Thémis, 2017, pp.317-347.
[xiv] Voir Gaudreault-DesBiens, Jean-François et Johanne Poirier, « From Dualism to Cooperative Federalism and Back? : Evolving and Competing Conceptions of Canadian Federalism », dans Olivier, Peter, Macklem, Patrick et Desrosiers (eds), The Oxford Handbook of the Canadian Constitution, Oxford, OUP, 2017, pp. 391-413.
[xv] Eva Maria Belser, « Heading Together – Intergovernmental Relations and Horizontal Law-making by Swiss Cantons », en voie de publication dans Johanne Poirier et Alain-G. Gagnon (eds.), Canadian Federalism and its Future : Actors and Institutions (Montreal/Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2019).