Vers la recentralisation? Coup d’État de 2014, démocratie de tutelle et effets sur le gouvernement local en Thaïlande

Andrew Harding

lawajh@nus.edu.sg

Professeur-chercheur invité à la Faculté de droit de l’Université nationale de Singapour, Andrew Harding est un éminent spécialiste des études juridiques asiatiques qui s’est beaucoup intéressé au droit constitutionnel de la Thaïlande et de l’Asie du Sud-Est. Coauteur de l’ouvrage The Constitutional System of Thailand: A Contextual Analysis paru chez Hart Publishing en 2011, il est aussi coéditeur et fondateur de la série dont cet ouvrage fait partie, Constitutional Systems of the World, publiée par Hart/Bloomsbury Publishing. Son dernier livre, paru aux Presses universitaires de Cambridge en 2018, s’intitule Constitutional Courts in Asia.

 

Rawin Leelapatana

rawin.l@chula.ac.th

Rawin Leelapatana a terminé récemment un doctorat en histoire du constitutionnalisme thaïlandais à l’Université de Bristol et enseigne à la Faculté de droit de l’Université Chulalongkorn. Il a publié un certain nombre d’articles sur le droit constitutionnel, dont un en collaboration avec Andrew Harding, paru dans le Chinese Journal of Comparative Law.

 

Résumé

En raison de la vive rivalité qui oppose la faction royaliste-nationaliste et son pendant prolibéral dans toute la Thaïlande depuis 2006, l’élite traditionnelle et les militaires cherchent à rasseoir leur hégémonie politique, notamment en poursuivant leur projet de recentralisation dans le cadre du régime démocratique de tutelle. Néanmoins, il semble trop tôt pour conclure que les espoirs de décentralisation en Thaïlande s’évanouissent. La soif grandissante de démocratie populaire et d’autonomie locale chez les habitants, qui a donné lieu à des manifestations de masse en 2020, semble entretenir ces espoirs. Dans l’intervalle, certaines crises récentes, dont la pollution atmosphérique chronique à Chiang Maï et les retombées économiques exacerbées par la pandémie de COVID-19, font ressortir davantage les problèmes découlant de la recentralisation. Dans cet article, nous tentons d’évaluer les répercussions néfastes qu’ont eues le coup d’État de 2014 et la démocratie de tutelle sur le processus de décentralisation de la Thaïlande ainsi que les espoirs apportés par les luttes politiques menées en faveur de la démocratie libérale.

Introduction

Pendant huit décennies, le projet de décentralisation en Thaïlande a constamment été freiné dans sa progression à cause de la succession de coups d’État militaires. Il y en a eu huit depuis la fin des années 1950, le dernier s’étant produit le 22 mai 2014. En outre, le gouvernement élu avec le soutien de l’armée et dirigé par le général Prayuth Chan-ocha, chef du coup d’État devenu premier ministre, cherche, depuis le début de 2019, à rétablir le modèle que les réformateurs voulaient éviter, celui de la démocratie de tutelle, c’est-à-dire une démocratie exercée par une administration centralisée à l’excès, placée sous le contrôle et la tutelle de l’élite royaliste-conservatrice et de la junte militaire (Riggs, 1966). Selon la vieille garde élitiste, cette solution est indispensable pour renverser les tendances à la désintégration du pays, qui inquiètent compte tenu de la vive rivalité qui oppose la faction royaliste-nationaliste des « chemises jaunes » et son pendant prolibéral, la faction des « chemises rouges », à l’échelle du pays. En effet, l’élite considère l’accès à l’autonomie locale comme une menace de fragmentation du système politique. Ce n’est pas un hasard si, dans un contexte marqué par la rivalité des chemises de couleur, la plupart des partisans du mouvement des chemises rouges antiélite vivent dans le nord et le nord-est du pays et s’opposent à l’hégémonie de Bangkok, siège du système politique très centralisé de la Thaïlande.

Cela ne présage rien de bon pour l’avenir de l’autonomie locale, même si la décentralisation est enchâssée dans les différentes versions de la Constitution depuis 1997. Néanmoins, compte tenu de la soif grandissante de démocratie populaire et d’autonomie locale, décuplée depuis un événement charnière, soit les réformes constitutionnelles de 1997, la tentative de Prayuth de réintroduire la démocratie de tutelle est venue attiser une grande partie de la colère jusque-là réprimée. En octobre 2020, les protestations contre le gouvernement de Prayuth se multiplient et gagnent tout le pays. Cependant, il serait trop tôt pour conclure que les espoirs de décentralisation en Thaïlande s’évanouissent. Certaines crises récentes, notamment la pollution atmosphérique chronique dans le nord et les difficultés économiques exacerbées par la pandémie de COVID-19, font ressortir davantage les problèmes de la recentralisation. Dans le présent article, nous évaluerons donc les répercussions néfastes qu’ont eues le coup d’État de 2014 et la démocratie de tutelle sur le processus de décentralisation de la Thaïlande ainsi les espoirs apportés par les luttes politiques menées en faveur de la démocratie libérale.

Deux conceptions divergentes de gouvernance locale en Thaïlande

Il existe deux conceptions divergentes de gouvernance locale en Thaïlande, soit la conception conservatrice et son pendant plus libéral. L’élite et l’armée adhèrent à la première, tandis que les partisans prolibéraux, et particulièrement le mouvement rouge, le parti de gauche appelé Parti du nouvel avenir et son successeur le Move Forward Party, défendent la seconde.

La conception conservatrice de gouvernance locale découle directement du penchant de l’élite thaïlandaise en faveur du modèle de « déconcentration », soit l’établissement de provinces, de districts, de tambon (sous-districts) et de villages jouant le rôle d’agents du gouvernement central plutôt que pour le modèle de « décentralisation ». Ces deux modèles se différencient par le degré d’autonomie locale. Depuis 1893, des représentants de l’État désignés par le ministère de l’Intérieur à Bangkok sont envoyés dans les provinces périphériques dans le Sud, le Nord et le Nord-Est pour diriger les activités administratives locales (Baker et Pasuk, 2009, p. 55-56). Bien que la Thaïlande entretienne une tradition de démocratie parlementaire qui remonte à 1932, la faction royaliste, appuyée par les militaires, est parvenue à rétablir l’hégémonie royale en instaurant le régime de démocratie de tutelle ayant Bangkok en son centre et appelé « système démocratique avec le roi comme chef d’État ». Le terme « démocratie » ne doit pas être pris dans son acception libérale, mais plutôt dans un contexte de dictature. En disant agir au nom du peuple, l’élite thaïlandaise proclame la légitimité démocratique de son régime. Depuis la fin des années 1950, la décentralisation est assujettie à l’hégémonie de ces intérêts élitistes, qui y fait gravement entrave. Dès que les politiciens locaux commençaient à exercer une influence locale sur diverses questions telles que l’élaboration des politiques et les nominations, traditionnellement réservées aux responsables militaires et à la bureaucratie centralisée, on les accusait de mettre en péril le « système démocratique avec le roi comme chef d’État ». C’est ainsi qu’ont été déclenchés les coups d’État des royalistes, notamment en 1958, en 1971, en 1976, en 1991, en 2006 et en 2014, mettant du coup en suspens les projets de démocratie parlementaire et de décentralisation (Ferrara, 2015, p. 271).

En revanche, le concept libéral de la gouvernance locale est né de la révolution qui a mis fin à la monarchie absolue le 24 juin 1932, lancée par un groupe de civils et de militaires connu sous le nom de Parti du Peuple. Le cerveau de la partie civile du groupe, Pridi Banomyong, considérait l’autonomie des gouvernements locaux comme un critère essentiel à l’établissement d’une base démocratique solide. En 1933, il a orchestré l’instauration des autorités locales décentralisées (ALD), appelées thésabans, qui se distinguaient des simples agences déconcentrées. La première loi sur les élections locales, soit la Loi électorale de 1936 relative aux assemblées locales, a ensuite été adoptée dans la foulée de l’instauration des ALD (Banomyong, 1931, p. 134-144). Avant 1997, la Thaïlande a adopté plusieurs lois visant à mettre en place d’autres formes d’ALD, dont la Loi de 1955 sur les organisations administratives de province, la Loi de 1975 sur l’administration métropolitaine de Bangkok, la Loi de 1978 sur la ville de Pattaya et la Loi de 1994 sur les organisations administratives de tambon. Chacune de ces autorités dispose de ses propres conseil exécutif et assemblée législative habilités à adopter des règlements à l’intérieur de sa circonscription. Toutefois, ce n’est qu’en 1997 que l’autonomie locale a été reconnue à titre de droit constitutionnel. La Loi de 1999 relative aux plans et au processus de décentralisation (ou Loi de 1999) a été instituée en vertu de la Constitution de 1997. Son objectif : activer la décentralisation en Thaïlande et, plus particulièrement, définir les types d’activités et de services devant être transférés aux ALD, comme la gestion des déchets, l’urbanisme, la planification des investissements, les sports et loisirs ainsi que l’éducation (articles 16 à 18). De plus, en vertu de Loi de 1999, le gouvernement central est tenu de transférer chaque année au moins 35 % de son budget aux ALD (article 30[4]). La Constitution de 1997 et la Loi de 1999 garantissent également aux citoyens locaux le droit d’élire, pour des mandats de quatre ans, les membres de leur assemblée législative locale ainsi que le dirigeant de leur ALD.

Les revendications croissantes des citoyens locaux en faveur de l’établissement d’une démocratie libérale et de la décentralisation, suscitées par l’adoption de la « Constitution du peuple » de 1997, ont néanmoins conduit à la mise sur pied du mouvement de contestation des chemises rouges et autres groupes d’activistes prolibéraux. La montée de ce mouvement prolibéral ainsi que la popularité indéfectible de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra auprès des chemises rouges ont suscité du mécontentement au sein de la faction jaune. Depuis, Thaksin et ses partisans ont été accusés de trahison envers la nation et le trône. En Thaïlande, l’infranchissable fossé politique a fini de se creuser lors de la crise des chemises de couleur, entre 2006 et 2014, qui a donné lieu à deux autres coups d’État des royalistes, en 2006 et en 2014.

Depuis 2014, en raison de l’intensification des revendications en faveur de la démocratie libérale et de l’autonomie locale, l’élite et les militaires ont redoublé leurs efforts pour renforcer la démocratie de tutelle et assurer leur hégémonie politique. Ils stigmatisent implicitement la décentralisation, considérée comme le processus par lequel les éléments qui menacent le « système démocratique avec le roi comme chef d’État » (soit les groupes d’influence locaux pro-Thaksin) accèdent légitimement à l’arène politique nationale (Pasuk et Baker, 2009, chapitre 1). Il faut se garder néanmoins de conclure que cette dernière suite de coups d’État a sonné le glas de la décentralisation. En effet, bien que la Constitution de 1997, la première à faire mention explicitement des ALD, ait été abrogée en 2016, les tentatives de rétablissement de la démocratie de tutelle ne pourront éliminer totalement la décentralisation, car la Constitution de 1997 laisse également place aux revendications régionales en matière d’autonomie locale. Dans les deux prochaines sections, nous allons évaluer les retombées négatives qu’a eues le renouvellement de la démocratie de tutelle d’après 2014 sur les divers aspects de la décentralisation et ses perspectives de développement en Thaïlande.

Retombées négatives de la démocratie de tutelle d’après 2014 sur la décentralisation

Redoutant la solide base militante de chemises rouges dans les campagnes et la popularité restante de Thaksin auprès des masses rurales, Prayuth a pris plusieurs mesures radicales dans la foulée du coup d’État de 2014, notamment en émettant des déclarations et directives ainsi qu’en invoquant l’article 44 (M-44) de la Constitution provisoire de 2014 l’autorisant, en tant que président du Conseil national pour la paix et l’ordre (CNPO), d’adopter n’importe quel décret, et donc de faire obstacle à la décentralisation de la Thaïlande.

En 2014, Prayuth a publié les déclarations 85/2557 et 86/2557 du CNPO ordonnant la suspension des élections locales à tous les échelons. En octobre 2020, la suspension est toujours en vigueur. Les dissensions entre le ministère de l’Intérieur et la commission électorale n’ont fait que retarder la levée de cette suspension. Le 10 août, le ministre de l’Intérieur, le général Anupong Paochinda, a indiqué aux sénateurs que la commission électorale n’était pas prête à tenir des élections locales, car les agents devaient être formés. La déclaration d’Anupong était une manœuvre de la junte pour prolonger son régime de tutelle. Cependant, la commission électorale a répliqué en confirmant qu’elle était prête à tenir le scrutin le lendemain (Bangkok Post, 2020a). Dans l’intervalle, comme les mandats de certains membres élus de l’assemblée législative et du conseil exécutif à l’échelle infranationale étaient déjà arrivés à échéance sous le CNPO, les deux déclarations prévoyaient également la mise sur pied d’un comité de nomination par province. Toutefois, en raison de leur composition, ces comités ont compromis grandement l’autonomie locale. Non seulement le directeur adjoint du Commandement des opérations de sécurité intérieure pour la province siège au comité, mais le gouverneur provincial, nommé par le ministère de l’Intérieur, en assure la présidence. En outre, en vertu des deux déclarations, les deux tiers des membres des assemblées législatives locales nouvellement nommés doivent être d’anciens hauts fonctionnaires. L’article M-44 a aussi été invoqué pour la nomination de dirigeants locaux. Puis, en adoptant les déclarations 88/2557 et 104/2557 du CNPO, Prayuth a également conféré aux responsables militaires et aux agences déconcentrées, soit les gouverneurs des provinces et les chefs de district, d’importants pouvoirs en matière d’examen et de révocation des allocations budgétaires à l’échelle locale.

Rappelons que le gouverneur de l’administration métropolitaine de Bangkok et le maire de la ville de Pattaya sont élus directement par les citoyens locaux. En 2016, en vertu de l’article M-44 de la Constitution, Prayuth a publié le décret 64/2559 pour démettre le gouverneur de l’administration métropolitaine de Bangkok élu en 2013, Sukhumphan Boriphat, aux prises à l’époque avec des scandales de corruption. Cependant, plutôt que de laisser l’électorat local décider du sort de Bangkok, le premier ministre a nommé un ancien général de police au poste de gouverneur. De même, lorsque le mandat du maire de la ville de Pattaya de l’époque a pris fin en 2017, le décret 6/2560 a été établi en vertu de l’article M-44 pour nommer un autre ancien général de police au poste de maire. Outre la question des nominations, en publiant les déclarations 88/2557 et 104/2557 du CNPO, Prayuth a également conféré aux responsables militaires et aux agences déconcentrées, c’est-à-dire aux gouverneurs de province et aux chefs de district, l’important pouvoir de réviser et d’annuler les allocations budgétaires à l’échelle locale.

Ces tentatives de « recentralisation » minent considérablement la démocratie thaïlandaise déjà chancelante (Unger et Mahakanjana, 2016). L’adoption de la Constitution de 2017 jette de l’huile sur le feu. Bien que, dans ses versions antérieures de 1997 et de 2007 (même si cette dernière était l’œuvre de la junte militaire amorcée en 2006), il était clairement stipulé que les membres de l’assemblée législative et du conseil exécutif devaient être élus directement par les citoyens locaux, la Constitution de 2017 permet l’installation des administrateurs d’autorités locales autonomes particulières (dans le présent cas, l’administration métropolitaine de Bangkok et la ville de Pattaya) par « des moyens autres que l’élection au suffrage direct [traduction] », ce qui laisse implicitement au gouvernement appuyé par l’armée suffisamment de latitude pour adopter des lois ou des décrets asseyant ses favoris à ces postes (article 252). Et contrairement aux versions précédentes, celle de 2017 ne défend plus aux bureaucrates du ministère de l’Intérieur de se présenter comme candidats aux élections locales. Elle accorde ainsi au gouvernement central plus de pouvoir sur les ALD. Cependant, certaines crises récentes, dont la pollution atmosphérique dans la province de Chiang Maï au nord et l’éclosion de la pandémie de COVID-19, font ressortir de manière flagrante les problèmes de la reconcentration.

Au début de 2019 et en 2020, le ciel de Chiang Maï s’est couvert de fines particules aériennes provenant du brasier des feux de forêt. Ce problème persiste depuis une décennie. Manifestement, le gouvernement de Chiang Maï, grâce à sa connaissance du terrain, est beaucoup mieux placé que le gouvernement central pour s’occuper du problème. Or, à cause du projet de recentralisation de Prayuth, les citoyens de Chiang Maï ont un rôle très restreint dans la recherche d’une solution. Puisque le gouvernement central détient tous les pouvoirs décisionnels sur la question, aucune solution durable n’a été adoptée à ce jour (AsiaTimes, 2020a). Pourtant, il ne faut pas croire que les habitants de Chiang Maï ne se sont jamais battus pour l’autonomie locale. En réalité, peu avant le coup d’État, certains d’entre eux, animés par un sentiment identitaire local insufflé par la Constitution de 1997, ont même déposé devant le Parlement le projet de loi sur l’administration métropolitaine de Chiang Maï. Ce projet de loi contenait des dispositions visant à déléguer au gouvernement de Chiang Maï plusieurs pouvoirs décisionnels sur des questions locales, notamment en matière d’environnement, ainsi que d’autres dispositions inédites. Toutefois, Chiang Maï étant le bastion des chemises rouges, Prayuth a toujours empêché l’adoption du projet de loi, et il semble que la loi ne soit pas prête de voir le jour. Le projet de loi prouve bien que le projet de décentralisation est loin d’être enterré.

Le régime recentralisé s’est également révélé inefficace dans la lutte contre la pandémie de COVID-19. Pour gérer la crise, le gouvernement a décidé de décréter l’état d’urgence. Ce décret, l’habilitant à adopter plusieurs règlements en lien avec la COVID-19 en plus de bien étayer la politique de recentralisation de Prayuth, a été largement décrié comme une façon détournée de réprimer les revendications croissantes en faveur d’une démocratie libérale chez les jeunes générations (CrisisGroup, 2020). Le port du masque facial devient obligatoire; parallèlement, un couvre-feu a été instauré dans tout le pays, et les rassemblements sociaux ainsi que la mésinformation et la désinformation sur la pandémie sont interdites. Le gouvernement charge également les gouverneurs provinciaux de superviser la mise en œuvre des mesures d’urgence dans leurs circonscriptions (règlements 1, 2 et 3 liés à la COVID-19). Cependant, le confinement d’urgence a accéléré les pertes d’emploi et les fermetures d’entreprise. L’appauvrissement de la population a ensuite provoqué un exode de Thaïlandais de Bangkok vers les campagnes, ce qui a eu pour effet de multiplier les appels à la mise en place de mesures pour relancer l’économie locale (AsiaTimes, 2020b). Le projet de recentralisation ne semble pas offrir de solution efficace ou réaliste, même que les griefs semblent plutôt s’accumuler. Comme dans le cadre de la crise économique de 1997, Peter Janssen (AsiaTimes, 2020b) réclame, à juste titre, le rétablissement de la conception libérale de gouvernance locale enchâssée dans la Constitution de 1997, car la crise de COVID-19 exige des interventions différentes, adaptée à la localité, plutôt que des solutions universelles.

Mouvements anti-coup d’État : un espoir pour la décentralisation?

Dans l’entrevue qu’il a donnée le 14 juin 2020, le vice-premier ministre Wisanu Kruangam a précisé que les élections locales pourraient être reportées, car « le budget prévu à cette fin par le gouvernement central a été réaffecté à la gestion de la pandémie de coronavirus [traduction] » (Bangkok Post, 2020b). Comme on pouvait s’y attendre, cette entrevue a semé la colère dans bien des pans de la société thaïlandaise. Déjà mécontents du régime de « démocratie de tutelle » de Prayuth qui perdure, les jeunes générations et les partisans de la décentralisation libérale ont qualifié ce report de tentative, par l’élite conservatrice et les militaires, pour finir d’ébranler la démocratie libérale. C’est ainsi que des manifestations anti-junte ont éclaté dans tout le pays en juillet et en août 2020. Ce mécontentement bouillonnant, conjugué aux retombées néfastes qu’a eues la pandémie de COVID-19 sur l’économie thaïlandaise, a visiblement incité l’élite dirigeante à envisager d’urgence l’adoption d’un régime plus décentralisé et à atténuer ainsi la dissension sociale. Cédant à la forte pression publique, Prayuth a autorisé la tenue d’élections locales dans les 60 jours à compter du 26 octobre 2020. Le groupe anti-junte appelé le « Mouvement progressiste », dirigé par Thanathorn Juangroongruangkit, ancien chef du défunt Parti du nouvel avenir, a également annoncé son intention de se présenter à ces élections. Toutefois, s’en tenant à son projet de recentralisation, Prayuth a encore une fois empêché l’élection du gouverneur de Bangkok. Entretemps, vu la montée de la dissidence à l’égard du régime de tutelle ainsi que l’intention du Mouvement progressiste de s’y présenter, les prochaines élections marqueront sans aucun doute un tournant marquant dans la rivalité qui oppose la faction royaliste-nationaliste et son pendant prolibéral en Thaïlande.

En conclusion, nous pouvons donc affirmer que l’issue des efforts de décentralisation de la Thaïlande est inextricablement liée à celle de la lutte que se livrent depuis longtemps les mouvements jaune et rouge. Ces groupes devront faire des compromis en matière de partage de pouvoir ou, à tout le moins, permettre que les dirigeants locaux soient choisis par voie d’élection populaire. Ces élections locales ne pourront tout de même pas être reportées indéfiniment.

Traduction par Josée Brisson, trad. a.

 

Citation suggérée : Harding, H. et Leelapatana, R. 2020. « Vers la recentralisation? Coup d’État de 2014, démocratie de tutelle et effets sur le gouvernement local en Thaïlande, 50 déclinaisons de fédéralisme.

 

Références

Baker, C. et Phongpaichit, P., 2009. A History of Thailand. 2e édition, Melbourne: Cambridge University Press.

AsiaTimes. 2020a. Thais in the North dying for a smog solution. [En ligne] Disponible sur : https://asiatimes.com/2019/04/thais-in-the-north-dying-for-a-smog-solution/. [Page consultée le 14 août 2020].

AsiaTimes. 2020b. No rural refuge for Covid-19 unemployed Thais. [En ligne] Disponible sur : https://asiatimes.com/2020/05/no-rural-refuge-for-covid-19-unemployed-thais/. [Page consultée le 14 août 2020].

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Bangkok Post. 2020b. Coronavirus ate local poll budget, claims Wissanu. [En ligne] Disponible sur : https://www.bangkokpost.com/thailand/politics/1934708/coronavirus-ate-local-poll-budget-claims-wissanu. [Page consultee le 23 octobre 2020].

Banomyong, P., 1931. Administrative Law. 1e édition, Bangkok: Nitivej.

Crisisgroup. 2020. COVID-19 and a Possible Political Reckoning in Thailand. [En ligne] Disponible sur : https://www.crisisgroup.org/asia/south-east-asia/thailand/309-covid-19-and-possible-political-reckoning-thailand. [Page consultée le 14 août 2020].

Ferrara, F., 2015. The Political Development of Modern Thailand. 1e édition. Cambridge: Cambridge University Press.

Phongpaichit, P. et Baker, C., 2009. Thaksin. 2e édition. Chiang Mai: Silkworm.

Riggs, F., 1966. Thailand: The Modernization of a Bureaucratic Polity. 1e édition Honolulu: East-West Center Press.

Lectures suggérées

Harding, A, et Leelepatana, R., 2019. Constitution-making in 21st Century Thailand: The continuing search for a perfect fit. Chinese Journal of Comparative Law 7(2): 266–284.

Lowatcharin, G. et Crumpton, C.D. 2020. Local government and intergovernmental relations in Thailand. Dans P. Chachavalpongpun (dir.), The Routledge Handbook of Contemporary Thailand, Abingdon: Routledge

Unger, D. et Mahakanjana, C. 2016. Decentralisation in Thailand. Journal of Southeast Asian Economies, Special Focus: (De)centralisation in Southeast Asia 33(2): 172-187.

 

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