Amnistie, « Puigdemont quantique » et l’investiture, un texte de Ferran Requejo

Amnistie, « Puigdemont quantique » et l’investiture

Ferran Requejo

Professeur de science politique, Université Pompeu Fabra (Barcelone, Catalogne)

La meilleure décision des sept dernières années des dirigeants indépendantistes a été de prendre le chemin de l’exil après les faits d’octobre de 2017 et l’application de l’article 155[1], qui est venue suspendre l’autonomie de la Catalogne. En agissant ainsi, les leaders indépendantistes sont parvenus à internationaliser les termes du conflit qui oppose la Catalogne à l’État espagnol, et de lever le voile sur les déficits libéraux et démocratiques qui découlent des actions du pouvoir judiciaire espagnol. Le ridicule réitéré des juges de la Cour suprême face aux Cours de justice de l’Union européenne, le Conseil de l’Europe et le Comité des droits humains de Nations Unies a été constant. L’inexistence de l’état de droit espagnol par rapport à l’indépendantisme a été constatée. Le centre de gravité de tout ce procès a graduellement basculé vers les exilés et, surtout, vers le président Puigdemont. Et la question est loin d’être tranchée.

Le contexte politique actuel est intimement lié à trois facteurs : (1) la loi d’amnistie[2], (2) le retour de Puigdemont en Catalogne[3], et (3) l’accord d’investiture entre le PSOE et ERC[4]. Il est clair que tout cela marque la fin de la période de l’exil, et que s’ouvre un nouveau chapitre dans le procès et la lutte pour l’émancipation nationale.

  1. La loi d’amnistie. La non-application de la loi d’amnistie par les tribunaux espagnols ne va pas se résoudre par le concours du plus haut tribunal du pays ni des cours européennes. Il s’agit, à nouveau, d’une violation de l’un des principes des états de droit : les juges n’appliquent pas la loi. La rhétorique du juge Marchena et de ses acolytes montre bien que cela est impulsé par le nationalisme d’état. Les arguments tordus de la Cour suprême sont désavoués par la même juge dissidente au moment de la résolution judiciaire. Cela est important, car son vote particulier peut être décisif dans toute cette histoire. L’inaction et le silence des institutions de l’État (procureur général, gouvernement central, ministère de la Justice) montrent une complicité de fond.
  2. Le retour. Dans les circonstances actuelles, qui évoluent très rapidement, le leadership de Puigdemont présente des similarités avec le principe d’incertitude (ou d’indétermination) de la physique quantique, établi par Heisenberg il y a presque un siècle. Ce principe veut qu’on ne puisse pas connaître simultanément et de manière précise la position et le mouvement (concept lié à la vitesse) d’une même particule. Une information maximale sur une de ces deux variables implique de payer le prix d’une incertitude maximale par rapport à ce qu’on peut savoir de l’autre. Il s’agit d’une limite de la nature. Si Puigdemont est emprisonné, on connaîtra certes sa « position » de manière très précise, mais on ignorera tout pour l’instant des déterminants et des effets de son « mouvement » et de son action. Et cela va bien au-delà des joutes partisanes, car il faut tenir compte des organisations issues de la société civile.
  3. L’Accord d’investiture PSOE-ERC. Pour le moment, l’accord d’investiture se situe essentiellement dans le domaine de la rhétorique, que promeut un candidat socialiste. La lettre a l’air sérieux – comme toutes celles qui sont de cette nature –, mais on n’en sait encore très peu par rapport à ce que cela impliquerait concrètement. Et le problème principal de l’accord, c’est que personne ou presque n’y croit véritablement. L’expérience des dernières décennies en matière de non-respect des engagements pris par le PSOE parle d’elle-même. Dans les faits, dans les actifs actuels du parti socialiste, il n’y a plus rien de comparable avec celui du critiqué « Pacte du Majestic », signé par le PP et CiU en 1996. La tactique de « faire de nécessité vertu » n’est pas de Sánchez, mais d’Aznar. L’accord de 1996 avait alors permis d’éliminer les gouverneurs civils et le service militaire, de développer les Mossos d’Esquadra (la police autonome de la Catalogne), de réformer la loi sur les ports, le sol et les côtes, d’introduire des changements en matière de financement, etc. Dans les promesses et les actions du PSOE par rapport à la Catalogne des 40 dernières années, on n’y trouve rien de comparable.

Salvador Illa débutera son mandat comme nouveau président de la Generalitat dans un contexte lourdement marqué par les récents développements que nous venons de présenter. Il aura de la difficulté à ne pas être vu comme le politicien Illa-155, qui déplorait le délai dans l’application de cet article et qui manifestait côte à côte avec le PP, Ciudadanos et Vox. Un passif franchement très lourd pour un président de la Generalitat. La situation est inédite, et honteuse à expliquer.  Pour le moment, l’accord signé par le PSOE et ERC nécessite des majorités au parlement central, qui sont pour l’instant inexistantes, ainsi que le déploiement d’un exécutif qui repose sur d’éventuels accords entre le gouvernement central et la Generalitat; ce qui, dans la pratique, se traduit par des accords entre Sánchez et Illa (155×2). Ne pas faire preuve de scepticisme quant aux résultats de cet accord reviendrait à refuser toute logique rationnelle.

Il sera intéressant de voir si une quelconque stratégie parviendra à convaincre les citoyens de la Catalogne qu’il ne s’agit plus du président Illa-155. Évidemment, cela nécessiterait bien plus que de la rhétorique. Il faudra, pour cela, des actions concrètes, des changements significatifs au niveau des compétences, des symboles aussi, sans oublier du financement accru, des infrastructures renouvelées, des investissements précis, un plan d’action face à l’international, etc., permettant de mettre de la chair sur l’os de la lettre qui promeut l’accord d’investiture. Et cela n’est tout simplement pas possible avec un « gouvernement technique »; cela requiert des politiciens de premier niveau (ce qui fait présentement défaut chez les socialistes de la Catalogne).

En Catalogne, il n’y a plus de « page à tourner ». Ce qu’il faut, ce sont des actions structurées pour garantir que les Catalans puissent disposer de la pleine reconnaissance nationale et d’un gouvernement autonome capable d’autodétermination dans un monde globalisé dont les dynamiques hégémoniques sont actuellement en pleine reconfiguration.

Traduction de Marta Massana Macià

Montréal, 12 août 2024

Texte original (en catalan) : Puigdemont: principi d’incertesa

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[1] https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/1507

[2] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2076717/espagne-parlement-amnistie-independantistes-catalans

[3] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2094965/puigdemont-espagne-retour-barcelone-catalogne#:~:text=L’ex%2Dchef%20s%C3%A9paratiste%20catalan,%C3%A9chapper%20%C3%A0%20la%20justice%20espagnole.

[4] https://www.rtbf.be/article/espagne-en-catalogne-le-grand-jour-pour-salvador-illa-et-carles-puigdemont-de-retour-d-exil-11417560

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