Le 30 mars 2024 est une journée d’une grande tristesse avec le décès de notre collègue juriste Benoît Pelletier dont la contribution à la vie politique du Québec a été d’une très grande portée. Nous nous souviendrons de lui entre autres pour sa générosité intellectuelle, son engagement social et sa défense des choix politiques et sociaux du Québec. Nos condoléances à toute sa famille et à ses proches.
J’ai suivi avec grand intérêt, admiration même, la carrière de Benoît Pelletier depuis mes années d’enseignement à Carleton University. J’ai aussi eu le privilège d’échanger avec Benoît d’enjeux constitutionnels et de politique québécoise et canadienne lors des différentes rondes de négociations constitutionnelles (Projet d’entente du lac Meech, Projet d’entente de Charlottetown, l’Union sociale canadienne) au cours de la période s’étendant de 1989 à 2003. Puis, de 2003 à 2008, au cours de ses différents mandats en tant que ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes et aux Affaires autochtones de même lorsqu’il a été ministre responsable de la Réforme des institutions démocratiques et de la Francophonie canadienne au sein du gouvernement du Québec. J’ai pu le voir à l’œuvre en tant que ministre et compter sur sa participation à plusieurs événements universitaires tenus dans le cadre des activités de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes à l’UQAM. Je veux mettre évidence par la voie de ce témoignage aujourd’hui trois aspects de son œuvre. Il s’agit de ses éclairages sur les enjeux de politique constitutionnelle, les études québécoises et canadiennes et les études fédérales.
Les enjeux de politique constitutionnelle
Il importe de souligner que les contributions de Benoît au mieux-être de la société québécoise s’appuient sur une formation universitaire hors du commun. Il a complété deux doctorats en droit. Un premier qu’il a fait à l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne, 1996) et un deuxième qu’il a complété à Aix-Marseille (2000). Au moment de recevoir son doctorat de Paris 1, il publiait en 1996 chez Carswell, un livre d’une grande valeur traitant de La modification constitutionnelle au Canada. Cette publication, portant sur le droit constitutionnel, contribue à faire en sorte que Benoît s’est rapidement trouvé au cœur des débats juridiques, politiques et universitaires puisqu’au même moment le gouvernement fédéral, dirigé par le premier ministre Jean Chrétien, faisait adopter la Loi concernant les modifications constitutionnelles reconnaissant un droit de veto au Québec, à l’Ontario, à la Colombie-Britannique, de même que deux provinces de l’Atlantique ou de l’Ouest canadien.
Benoît deviendra rapidement un incontournable auprès de ses collègues juristes et politistes de même qu’auprès des diverses familles politiques. Très conséquent avec ses études doctorales, il appuya le renouvellement de la constitution en optant pour la voie de la modification constitutionnelle plutôt que de militer pour le retrait du Québec de la fédération canadienne. Élu en 1998 à l’Assemblée nationale, il héritera du dossier constitutionnel et présidera de 1999 à 2001 le comité spécial du Parti libéral sur l’avenir politique et constitutionnel. Cela l’amènera à rédiger un texte de nature constitutionnelle de très grande valeur Un projet pour le Québec : Affirmation, autonomie et leadership (2001). Un peu à l’image du Livre beige de Claude Ryan, ce document est rapidement devenu la position constitutionnelle du Parti libéral du Québec – et des gouvernements Charest, et Couillard) et a, dans les faits, identifié les grandes orientations constitutionnelles du gouvernement du Québec de 2003 jusqu’à ce jour. Puisque même si le Parti libéral n’est plus au pouvoir, les gouvernements qui se sont relayés à Québec ont tous misé sur les principes sous-tendant la vision de Benoît Pelletier en matière constitutionnelle. On peut simplement (re)lire la politique constitutionnelle avalisée par le gouvernement caquiste de François Legault, Québécois, notre façon d’être canadiens : politique d’affirmation du Québec et de relations canadiennes (2017) pour le constater.
L’apport de Benoît aux débats publics est remarquable de même que sa contribution au développement d’une véritable école de pensée québécoise dans le domaine des études constitutionnelles. Dans le sillon des travaux de Benoît Pelletier, on a vu poindre de nombreuses recherches universitaires qui s’en sont fortement inspirés. Viennent tout de suite à l’esprit les travaux des juristes Patrick Taillon (Université Laval), Noura Karazivan (Université de Montréal), Johanne Poirier (Université McGill), Hugo Cyr (ÉNAP), et des politologues François Rocher et Linda Cardinal (Université d’Ottawa) Guy Laforest (Université Laval), Frédéric Boily (Université de l’Alberta) et chez les plus jeunes, Félix Mathieu (Université de Winnipeg) et Dave Guénette (Université de Sherbrooke).
Les études québécoises et canadiennes
Il en va de même dans le champ des études québécoises et canadiennes. Une certaine idée du Québec : parcours d’un fédéraliste. De la réflexion à l’action (Presses de l’Université Laval, 2010, 624 pages) constitue l’œuvre la plus achevée de Benoît dans le domaine des études canadiennes. Ce livre s’est imposé pour plusieurs raisons. Il s’agit en fait d’une analyse politique approfondie des changements à réaliser afin de garantir l’avenir du Québec. Tout y passe : le rôle du Québec sur la scène internationale, la francophonie internationale, les enjeux de déséquilibre fiscal, une Constitution pour le Québec, les relations à repenser avec les nations autochtones, la transformation du modèle québécois, l’éternelle réforme constitutionnelle, la réforme du mode de scrutin, la question du vivre ensemble et la laïcité. Pour chacun de ces enjeux, la contribution de Benoît est tellement importante qu’il est de tous les débats de société.
Nombreux ont été les colloques qui ont été organisés à la suite de la publication de Une certaine idée du Québec. Sans que Benoît ne participe à chacun de ces événements, le travail qu’il avait réalisé en amont y était. Je pense ici au colloque, tenu à l’UQAM en 2018, La pensée fédéraliste contemporaine au Québec : perspectives historiques, l’apport scientifique de Benoît traverse les dix-neuf chapitres que le livre contient. Mon plus récent livre, Le choc des légitimités s’inspire tout autant des travaux de Benoît et en particulier de sa sensibilité à l’endroit des revendications autochtones et de sa façon de penser le vivre ensemble au Québec et au Canada.
Je me dois aussi de relever le rôle qu’il a exercé lors de la tenue, en 2012, du colloque soulignant le 30e anniversaire du rapatriement de la constitution. Ce colloque a mené, avec l’appui de François Rocher, à la publication d’un collectif phare établissant que le rapatriement avait eu des conséquences énormes pour le Québec à la suite de la décision du gouvernement central et des représentants des provinces hors Québec d’imposer un nouvel ordre constitutionnel à l’encontre de la volonté des élu.e.s de l’Assemblée nationale du Québec. Les répercussions de ce rapatriement se font encore sentir et d’autres colloques universitaires se tiendront en 2024 et 2025 pour mesurer encore les répercussions des changements constitutionnels. À chacun de ces événements, l’apport scientifique indéniable de la pensée de Benoît est une constante.
Les études fédérales
Je partage avec Benoît l’idée de voir les fondements de la fédération canadienne comme étant l’expression d’une tradition pactiste. Cette tradition s’alimente à trois sources du constitutionnalisme libéral : la continuité historique, le consentement et la réciprocité. Ces trois sources de légitimité constituent la base même d’une société démocratique et libre au sein de laquelle le pouvoir vient de ses nations constitutives. Ici encore les travaux scientifiques de Benoît ont eu un impact dans de nombreuses aires linguistiques. Je pense immédiatement à son étude portant sur l’avenir du Québec au sein de la fédération canadienne qui a été traduite en anglais, en catalan, en espagnol, en portugais et en allemand. Au fondement même de son analyse, on retrouve des considérations éthiques essentielles au maintien de la stabilité politique dont la quête d’équilibre, la dignité et l’hospitalité. Les chercheurs en études fédérales ont eu tôt fait d’adopter ces considérations éthiques comme guide au moment de proposer des réformes constitutionnelles
Dans le vaste domaine des études fédérales, les travaux de Benoît ont été abondamment et très favorablement cités par les auteurs au cœur de ce domaine de recherche. Parmi ceux-ci, le regretté Michael Burgess est sans doute celui qui s’en est le plus inspiré dans ses publications portant sur l’esprit fédéral (In Search of the Federal Spirit : New Theoretical and Empirical Perspectives in Comparative Perspectives, Oxford University Press). Il en va de même pour mes collègues juristes Johanne Poirier et Eugénie Brouillet et chez mes collègues politistes Guy Laforest, François Rocher, Keith Banting.
Pour chacun de ces trois champs de recherche (études constitutionnelles, études québécoises et canadiennes et études fédérales), la contribution de Benoît Pelletier est d’une grande richesse. Le professeur Pelletier ne s’est pas satisfait d’analyser le contexte et d’identifier les acteurs. Il a voulu transformer l’ordre des choses et imaginer les réformes essentielles au devenir de fédérations plus justes, plus équitables et plus démocratiques. Il en a fait une carrière riche et inspirante mais aussi un projet de vie consacrée au bien commun.
À nous maintenant de poursuivre son œuvre inestimable,
Alain-G. Gagnon,
Professeur titulaire, département de science politique
Directeur, Centre d’analyse politique : Constitution et fédéralisme
Université du Québec à Montréal