Paolo Dardanelli
p.dardanelli@kent.ac.uk
Paolo Dardanelli est professeur associé en politique comparée à l’Université du Kent. Dans ses recherches, il se penche sur les tenants et aboutissants de la configuration des systèmes politiques, suivant une approche comparative, dans le temps et l’espace. Pour en savoir plus sur ses travaux, consultez le site https://dardanelli.net et suivez-le sur Twitter @PaoloDardanelli.
Résumé
La question de la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les unités constituantes de la fédération, donc de la (dé)centralisation, se situe au cœur du fédéralisme. Depuis peu, la (dé)centralisation au sein des fédérations connaît un regain d’intérêt; en effet, plusieurs études visant à la conceptualiser, à la mesurer, à la théoriser et à en analyser les causes ont été publiées. Le présent article propose un tour d’horizon de ces études ainsi qu’une analyse de leurs observations.
Introduction
Essentiellement, le fédéralisme est un système constitutionnel servant à partager les pouvoirs entre au moins deux ordres de gouvernement. Or, la répartition des pouvoirs et son évolution dans le temps constituent une (voire la) question au centre de l’étude du fédéralisme. Comme le souligne Livingston (1956, p. 10) : « Un consensus semble se dégager chez tous les auteurs que la question intéresse selon lequel la répartition des pouvoirs constitue la vraie clé de la nature de la fédération [traduction]. »
On aborde généralement cette répartition sous l’angle de la décentralisation ou de la centralisation, en ce sens qu’un système qui attribue davantage de pouvoirs au gouvernement central qu’aux unités constituantes sera considéré comme plus centralisé (ou moins décentralisé) qu’un système où une bonne partie des pouvoirs est dévolue aux unités constituantes. La forme et le degré de (dé)centralisation ainsi que leur évolution dans le temps revêtent de l’importance, puisqu’ils influent sur la capacité de la fédération de fonctionner de manière efficace et efficiente et de récolter les avantages attendus d’un système politique fédéral.
Conceptualisation de la (dé)centralisation
Comment la (dé)centralisation au sein des fédérations est-elle conceptualisée? Trois questions font davantage l’objet de débats. Dans le premier cas, qui vise l’essence même du fédéralisme, on se demande si les fédérations peuvent se distinguer des États unitaires par leur seul degré de (dé)centralisation. Les réponses divergent considérablement. Selon Kelsen ([1945] 1961, p. 316), « Seul le degré de décentralisation distingue l’État unitaire divisé en provinces autonomes de l’État fédéral [traduction]. » Pour sa part, King s’est vigoureusement inscrit en faux contre cette conceptualisation, soutenant que l’élément distinctif de la fédération est plutôt la « représentation des unités régionales au sein du corps législatif national » (King, 1982, p. 19, 77 et 146). Elazar (1971, p. 98 et 99) a aussi refusé de confondre fédéralisme et décentralisation, mais au motif que les fédérations, notamment les États-Unis, se caractérisent par la non-centralisation et non par la « décentralisation ». Dans une perspective kelsénienne, la conceptualisation de Dardanelli (2019) situe l’État fédéral sur un continuum de (dé)centralisation, qui varie selon la nature et non seulement le degré, des États unitaires.
Dans le deuxième cas, on se demande si la (dé)centralisation doit être considérée comme une dichotomie ou un continuum. Bien que cette question ait rarement été abordée de manière explicite, l’une ou l’autre de ces conceptualisations est généralement implicitement tenue pour acquise. La vision qu’a Kelsen ([1945] 1961, p. 316) de la (dé)centralisation sous forme d’un continuum transparaît clairement dans sa définition de ce qu’est le fédéralisme. En revanche, la notion de non-centralisation d’Elazar (1971 : 98-99) suggère une conception dichotomique. Dardanelli (2019), comme nous l’avons vu, situe de façon explicite la (dé)centralisation le long d’un continuum divisé en jalons.
Dans le troisième cas, on s’interroge sur la conceptualisation de la (dé)centralisation même. Comme le montrent différentes analyses dont celle de Dubois et de Fattore (2009), les auteurs conceptualisent différemment la (dé)centralisation. Certes, un consensus se dégage, mais il reste un point important à éclaircir : le « partage du pouvoir » constitue-t-il une dimension de la (dé)centralisation? Hooghe et ses collaborateurs (2016, p. 19) voient le « partage du pouvoir », soit l’inclusion des unités constituantes dans les processus décisionnels du centre, comme l’une des deux principales dimensions de la (dé)centralisation, la seconde étant l’« autonomie », donc « le pouvoir qu’exerce un gouvernement infranational sur son propre territoire [traduction] » (Hooghe, et collab., 2016, p. 23). À l’inverse, Dardanelli (2019) soutient que le « partage du pouvoir », à moins d’être bilatéral (donc, de bénéficier à une unité constituante dans le cadre d’une relation bilatérale avec le centre), ne constitue pas une dimension de la (dé)centralisation, et c’est pourquoi il devrait être considéré comme un concept distinct et être mesuré en conséquence.
Mesure de la (dé)centralisation
La dynamique de la (dé)centralisation a toujours occupé une place de premier plan dans la recherche sur le fédéralisme. Toutefois, la mesure précise et valide du degré de (dé)centralisation aux fins de comparaison entre fédérations et dans le temps pose depuis longtemps des difficultés d’ordre méthodologique et empirique. C’est pourquoi la (dé)centralisation au sein des fédérations n’avait jamais été, jusqu’à récemment, étudiée de façon systématique dans toutes ses dimensions. D’une part, des analyses qualitatives portant sur deux ou trois modèles ont déjà été menées (p. ex., Esman, 1984, Chhibber et Kollman, 2004, et Döring et Schnellenbach, 2011). D’autre part, des analyses quantitatives portant sur un plus grand nombre de modèles ont aussi déjà été effectuées, mais elles reposaient uniquement sur des données fiscales telles que la proportion de recettes ou de dépenses gouvernementales totales imputée aux unités constituantes comme indicateurs de (dé)centralisation (p. ex., Pommerehne, 1977; Krane, [1982] 1988). Puis, plus récemment, l’index sur l’autorité régionale (RAI) (Hooghe, et collab., 2016) a été utilisé pour mesurer la latitude accordée aux gouvernements régionaux, y compris aux unités constituantes des fédérations, sur le plan de l’« autonomie » (soit les pouvoirs exercés à l’égard de leur propre population) et du « partage du pouvoir » (soit leur capacité d’influencer les politiques nationales). Cependant, le RAI ne permet pas de mesurer pleinement la dynamique de la (dé)centralisation présente dans les systèmes fédéraux sur les plans politique et fiscal.
Fichier de données sur la (dé)centralisation
Le fichier de données sur la (dé)centralisation (DcD) (Dardanelli, et collab., 2019 c) mesure la répartition des pouvoirs législatifs et administratifs dans 22 domaines de politique ainsi que celle des pouvoirs fiscaux dans 5 domaines de six pays : Allemagne, Australie, Canada, États-Unis, Inde et Suisse, et ce, pour chaque décennie depuis la création de ces fédérations jusqu’en 2010.
Dans le DcD, on distingue deux formes de (dé)centralisation : statique et dynamique. (Dé)centralisation statiquedésigne la répartition des pouvoirs, à un moment précis, entre les unités constituantes d’une fédération et le gouvernement central. Décentralisation dynamique renvoie aux changements qui s’opèrent dans cette répartition avec le temps, que ce soit en faveur de la décentralisation ou de la centralisation. Au sein de fédérations démocratiques continues, l’autonomie des unités constituantes comporte deux dimensions, la première étant politique et recoupant le législatif et l’administratif, et la seconde étant fiscale. L’autonomie législative renvoie à la capacité d’une unité constituante de disposer des principaux pouvoirs législatifs dans un domaine de politique. L’autonomie administrative concerne la mesure dans laquelle une unité constituante est habilitée à mettre en œuvre les mesures législatives du gouvernement central ainsi que les siennes. Enfin, l’autonomie fiscale se rapporte à la capacité d’une unité constituante de se procurer des ressources financières grâce à ses propres pouvoirs d’imposition et d’emprunt et d’affecter ces ressources comme bon lui semble (Dardanelli, et collab., 2019a, p. 7 à 10).
La (dé)centralisation dynamique est conceptualisée selon cinq grands critères : 1) la direction du changement, soit dans le sens de la centralisation ou de la décentralisation; 2) son ampleur; 3) sa cadence, soit sa fréquence, son rythme, son moment et sa séquence; 4) sa forme, donc changement d’ordre législatif, administratif ou fiscal; 5) ses instruments, soit les moyens par lesquels sont amenés les changements tels qu’un amendement constitutionnel, une décision judiciaire ou des subventions conditionnelles (Dardanelli, et collab., 2019a, p. 10 à 13). On mesure l’autonomie politique sur une échelle de 1 à 7, la note de 1 étant attribuée lorsque le gouvernement fédéral exerce un pouvoir exclusif et la note de 7, lorsque ce pouvoir est détenu par chacune des unités constituantes. L’autonomie fiscale est aussi mesurée au moyen d’indicateurs numériques ou d’une évaluation qualitative, sur une échelle de 1 à 7, où la note de 1 est attribuée lorsque les unités fédérées ne jouissent d’aucune autonomie, et la note de 7, lorsqu’elles bénéficient d’un maximum d’autonomie.
(Dé)centralisation dynamique dans diverses fédérations
Le DcD et les articles prenant appui sur ces données (Dardanelli, et collab., 2019a et b) nous permettent de schématiser l’évolution de la (dé)centralisation dans un ensemble de fédérations. Principalement, on constate que la plupart des fédérations démocratiques sont devenues plus centralisées avec le temps, mais pas de façon uniforme ni invariable. Cette centralisation s’est produite dans le domaine législatif principalement, ainsi que dans les domaines administratif et fiscal, mais dans une moindre mesure. Le Canada a suivi une voie distincte. Nettement centralisé au départ, en 1867, il est passé par différentes phrases de centralisation et de décentralisation selon les époques et a peu changé dans l’ensemble. Les autres fédérations ayant connu une forte centralisation, le Canada, encore une fois, fait figure d’exception puisqu’il est beaucoup moins centralisé que les autres grandes fédérations démocratiques. Contrairement aux États comparables, le Canada a également connu une évolution asymétrique croissante en ce sens que certaines provinces, et le Québec en particulier, dont la langue principale est le français, ont adopté leurs propres politiques dans plusieurs domaines, de celui des régimes de pension à celui de l’immigration. La centralisation est moins marquée dans le domaine administratif, notamment en Allemagne et en Suisse, et, de ce fait, on observe une plus grande interdépendance des différents ordres législatifs et administratifs politiques. En d’autres termes, la plupart des fédérations, notamment les États-Unis, ont perdu de leur caractère « dualiste » pour prendre une tangente davantage « administrative ». La centralisation est aussi beaucoup moins accentuée dans le domaine fiscal, surtout au Canada, aux États-Unis et en Suisse, ce qui vient confirmer l’utilité restreinte des données fiscales aux fins de mesure de la dynamique de la (dé)centralisation.
La dynamique de (dé)centralisation est tributaire d’un ensemble complexe de facteurs interdépendants fonctionnant un peu à la manière d’un « entonnoir de causalité » (Campbell, et collab., 1960, p. 24 à 32). De façon générale, des changements socioéconomiques et socioculturels, découlant parfois de perturbations économiques et d’atteintes à la sécurité, peuvent pousser les fédérations à élargir le champ de compétences du gouvernement central, au détriment de l’autonomie des unités constituantes. Ces mêmes facteurs viennent toutefois interagir avec les caractéristiques structurelles propres à chaque fédération et se transposent donc différemment dans différents contextes. Parmi ces caractéristiques structurelles, citons principalement le degré d’intégration économique, mais aussi le pouvoir relatif de l’appartenance identitaire des citoyens à l’unité constituante comparativement à la fédération dans son ensemble. Ces interactions façonnent l’attitude collective à l’égard de l’équilibre fédéral et constituent pour les acteurs politiques des incitatifs ou des contraintes. Un fort degré d’intégration économique et d’appartenance identitaire à la fédération tend à favoriser la centralisation; à l’inverse, on dénote, au sein de la population, une plus grande réticence à la centralisation et même un plus grand penchant pour la décentralisation. Les acteurs politiques réagissent à ces incitatifs ou contraintes à l’intérieur du cadre institutionnel de leur fédération (Dardanelli, et collab., 2019b, p. 16).
Conclusion
La mesure de l’évolution de la répartition des pouvoirs entre le gouvernement central et ses éléments constituants dans le temps représente une condition essentielle à l’étude comparative du fédéralisme. C’est l’objectif que vise à atteindre le DcD créé récemment. Le DcD présente trois principaux avantages par rapport aux autres bases de données : a) il renferme des mesures détaillées relatives à la (dé)centralisation législative et administrative dans 22 domaines de politique publique allant de l’agriculture aux transports; b) les mesures rendent compte de l’autonomie fiscale des unités constituantes au lieu de leur capacité fiscale; c) les mesures remontent à la création de chaque fédération. Il pourra donc servir de base pour la conduite de recherches plus approfondies sur de nombreux aspects de la (dé)centralisation au sein des fédérations.
Traduction par Josée Brisson, trad. a.
Citation suggérée : Dardanelli, P. 2020. « (Dé)centralisation au sein des fédérations ». 50 déclinaisons de fédéralisme.
Références
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Lectures suggérées
Dardanelli, P. 2019. Conceptualizing, Measuring, and Mapping State Structures – With an Application to Western Europe, 1950-2015. Publius: The Journal of Federalism 49(2): 271-298.
Dardanelli, P. et J. Kincaid (dir.). 2019. Dynamic De/Centralization in Federations. Publius: The Journal of Federalism 49/1: numéro spécial.
Hooghe, L., G. Marks, A. H. Schakel, S. Chapman Osterkatz, S. Niedzwiecki et S. Shair-Rosenfield. 2016. Measuring Regional Authority – A Postfunctionalist Theory of Governance, vol. 1, Oxford: Oxford University Press.
Hooghe, L., G. Marks, A. H. Schakel, S. Chapman Osterkatz, S. Niedzwiecki et S. Shair-Rosenfield. 2016. Community, Scale, and Regional Governance – A Postfunctionalist Theory of Governance, vol. 2, Oxford: Oxford University Press.
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