Décentralisation et résolution du conflit en Ukraine : la voie à suivre

Maryna Rabinovych

marianarabinovuch@kse.org.ua

Professeure adjointe au Département de politique publique et de gouvernance de l’École d’économie de Kiev, Maryna Rabinovych est titulaire d’un doctorat en études juridiques de l’Université de Hambourg et d’une maîtrise en droit avec spécialisation en droit et en études européennes de l’Université de Hambourg et de la Fondation Europa-Kolleg Hamburg. Dans ses travaux de recherche, elle s’intéresse principalement aux aspects juridiques des relations extérieures de l’Union européenne (UE), aux relations entre l’UE et l’Ukraine ainsi qu’à l’évolution du contexte politique et juridique en Ukraine, particulièrement en ce qui a trait à la décentralisation et à la résolution du conflit. Elle a codirigé l’ouvrage Decentralization, Regional Diversity, and Conflict, The Case of Ukraine, publié chez Palgrave McMillan en 2020.

 

Résumé

En théorie, divers arrangements en matière d’autonomie gouvernementale territoriale (par exemple, la fédéralisation et la décentralisation des pouvoirs) devraient permettre de résoudre les conflits territoriaux nationaux. Ces arrangements peuvent-ils aussi s’avérer efficaces dans le cas de conflits marqués par une forte participation étrangère? Pour répondre à cette question, nous examinerons les liens entre la réforme de la décentralisation en Ukraine et la résolution du conflit en Ukraine orientale. Nous accorderons une attention particulière aux répercussions des élections locales de 2020 sur l’avenir de la réforme de la décentralisation, mais aussi sur la réintégration souhaitée des territoires actuellement non contrôlés.

 

Introduction

Souvent, les conflits territoriaux nationaux sont marqués par leur nature persistante et violente. Cependant, leur « résolution se situe dans le domaine du possible, comme l’illustrent de nombreux exemples d’arrangements en matière d’autonomie gouvernementale territoriale [traduction] » (Wolff, 2017, p. 1). Ces arrangements représentent un « compromis entre, d’un côté du spectre, l’État unitaire très centralisé et, de l’autre côté, la redéfinition des frontières internationales » (Wolff, 2017, p. 1.). Parmi les exemples de mise en œuvre réussie d’arrangements en matière d’autonomie gouvernementale territoriale cités par les chercheurs, mentionnons ceux de la Bosnie-Herzégovine (fédéralisation), de l’Irlande du Nord (dévolution des pouvoirs, où les dispositions relatives au partage des pouvoirs sont énoncées non pas dans la législation intérieure du Royaume-Uni, mais bien dans le cadre d’un accord international intervenu entre ce dernier et la République d’Irlande) et le Kosovo (décentralisation).

Le cas de l’Ukraine diffère des cas mentionnés ci-dessus pour deux raisons. D’une part, c’est que le conflit qui touche l’Ukraine et ses environs ne peut être qualifié d’interétatique. Comme la Cour pénale internationale (CPI) l’a reconnu officiellement, le conflit revêt toutefois une dimension interétatique, car la Russie apporte un important soutien sur les plans politique, financier et militaire aux deux « républiques » populaires autoproclamées de Donetsk et de Louhansk (Cour pénale internationale, 2018, p. 21).  D’autre part, c’est que la réforme de la décentralisation, amorcée en Ukraine en 2014, se déroule politiquement et juridiquement en marge des efforts visant à régler le conflit et à réintégrer les territoires non contrôlés (Rabinovych, 2020). Laissons de côté ces particularités du cas ukrainien pour le moment afin de brosser un tableau général de la réforme de la décentralisation en Ukraine, de faire le lien avec la résolution du conflit et de décrire les répercussions des dernières élections locales sur ces deux objectifs.

Réforme de la décentralisation en Ukraine

La réforme de la décentralisation en Ukraine est considérée comme une réussite parmi toutes les réformes post-Euromaïdan. Officiellement, l’objectif premier de la réforme est de permettre aux communautés territoriales de créer et de soutenir un « espace de vie » meilleur pour leurs citoyens, de leur fournir des services publics de meilleure qualité et de veiller au bon fonctionnement de la démocratie locale. Dans son document The Concept of Reforming Local Self-Governance and Territorial Organization of Power in Ukraine (concept de la réforme de l’autonomie gouvernementale locale et de l’organisation territoriale des pouvoirs en Ukraine), le gouvernement propose une réforme en deux phases (Cabinet des ministres de l’Ukraine, 2014).

La phase I prévoyait le regroupement des communautés territoriales locales et la création du cadre juridique nécessaire à l’élargissement de leurs compétences et ressources financières. Entre 2014 et 2020, 1 470 communautés territoriales unies ont été créées à partir des quelque 5 000 communautés existantes. Le régime fiscal et budgétaire de l’Ukraine a également été modifié de manière à accroître les sources de revenus et, de ce fait, les recettes budgétaires locales ainsi qu’à permettre de nouveaux transferts du budget central aux budgets locaux pour le développement des communautés territoriales unies. Ces transferts (subventions) ont été instaurés dans les domaines du développement des régions et des infrastructures, en éducation et en santé (les compétences en éducation et en santé ayant été cédées par les administrations d’État locales aux communautés territoriales unies nouvellement établies).

La phase II, qui doit s’achever à la fin de 2021, est centrée sur les raïons (entités sous-régionales) et vise à en optimiser la taille et à en améliorer les capacités. Ainsi, 136 nouveaux raïons doivent être créés en remplacement des 490 existants.

Grâce aux recettes budgétaires locales qui ont plus que quadruplé et aux nombreux projets, financés par l’intermédiaire des nouveaux transferts, la réforme de la décentralisation a donné d’excellents résultats sur le plan du développement économique. Sur le plan politique, toutefois, plusieurs questions de première importance demeurent non résolues.

Premièrement, les parties ne sont pas parvenues à s’entendre concernant l’abolition des administrations d’État locales prévue au départ ni sur la mise en place de l’institut des préfets (représentants de l’État dans les raïons chargés de veiller à l’application de la Constitution et des lois ukrainiennes par les dirigeants des communautés territoriales unies). Deuxièmement, malgré le caractère fondamental du changement amené par la réforme de la décentralisation, aucune modification n’a été apportée dans la Constitution de l’Ukraine au sujet de la nouvelle structure de l’autonomie locale. Faisons maintenant le pont avec la résolution du conflit.

Décentralisation et résolution du conflit

Comme nous l’avons vu précédemment, la contribution à la résolution du conflit ne figure pas parmi les objectifs de la réforme énoncés dans l’ouvrage du gouvernement sur le concept de réforme de l’autonomie gouvernementale locale et de l’organisation territoriale des pouvoirs en Ukraine. En revanche, l’accord de « Minsk II », conclu à l’issue de pourparlers de paix internationaux, prévoit l’instauration d’une réforme constitutionnelle découlant en partie de la décentralisation des pouvoirs et de l’attribution d’un statut particulier permanent à certains districts des régions de Donetsk et de Louhansk. À cet égard, le fait que les changements requis par la réforme de la décentralisation n’aient pas été inscrits dans la Constitution découle des difficultés posées par l’instauration de l’accord de Minsk. Depuis 2015, les parties n’ont pas réussi à s’entendre sur l’ordre à suivre dans la mise en œuvre des engagements pris dans cet accord. La Fédération de Russie insiste pour que l’Ukraine remplisse d’abord intégralement ses engagements politiques en vertu de l’accord. Invoquant l’absence de progrès dans le domaine de la sécurité, l’Ukraine refuse. Plus précisément, l’ordre de tenue des élections locales dans les territoires actuellement non contrôlés (tel que prévu en vertu de l’accord de Minsk) et le transfert à l’Ukraine du contrôle des frontières aux limites de ces territoires provoquent des dissensions. C’est pourquoi dans sa forme actuelle et compte tenu de l’évolution des pourparlers de paix, la réforme de la décentralisation ne constitue pas pour le moment un préalable à la résolution du conflit.

Néanmoins, comme je l’ai démontré dans un article antérieur sur le lien entre décentralisation et résolution du conflit, la réforme de la décentralisation pourrait favoriser indirectement cette résolution et la réintégration du Donbass par divers moyens (Rabinovych, 2020). Voici quelques-uns de ces moyens :

  • accroître la résilience des communautés territoriales unies (grâce au renforcement de leurs pouvoirs en matière d’élaboration de politiques et de développement à l’échelle locale, aux nouvelles sources de financement et à l’amélioration des possibilités socioéconomiques offertes aux citoyens);
  • promouvoir la cohésion sociale grâce à la coopération entre les communautés territoriales unies;
  • « instaurer les bases nécessaires à l’amélioration des conditions de vie dans les territoires non contrôlés après la réintégration [traduction] » (Rabinovych, 2020) en s’attaquant aux obstacles à l’autonomie qui perdurent dans la région du Donbass, tels que les services publics de piètre qualité de même que l’absence de programmes de développement et de mécanismes démocratiques adaptés aux régions et aux communautés.

En revanche, la réforme de la décentralisation a fait surgir d’autres risques qui pourraient nuire à la résolution du conflit, comme en témoigne si bien l’expérience des élections locales tenues en 2020 dans le territoire contrôlé par l’Ukraine.

Élections locales de 2020 et les risques associés à la décentralisation

L’ampleur des campagnes électorales locales en 2020 l’a démontré de façon indéniable : la décentralisation des pouvoirs est difficilement réversible, et la politique locale gagne de plus en plus en importance.

Dans un monde idéal, la décentralisation et la revitalisation de la politique locale auraient dû s’articuler autour de la redistribution des compétences et du renforcement du principe de la subsidiarité et non de l’affaiblissement du pouvoir central. Dans le cas de l’Ukraine, il semble que le contraire se soit produit. Les élections locales de 2020 ont permis de conforter les maires établis et l’élite locale dans leurs positions dans toutes les villes clés, comme Kiev, Odessa, Kharkiv, Dnipropetrovsk et Lviv. Parallèlement, comme on a pu le voir à leurs réactions aux restrictions imposées en réponse à la pandémie de COVID-19, les maires se sont montrés de plus en plus enclins à s’opposer ouvertement aux décisions du Cabinet des ministres de l’Ukraine (l’organe exécutif central), voire à en faire fi. Qui plus est, en n’opposant aucune intervention juridique musclée aux réactions des maires, le gouvernement central semble alimenter cette tendance.

La polarisation des opinions politiques pourrait également jouer un rôle crucial dans l’intensification du conflit. Tandis que les candidats proeuropéens ont la cote dans la partie centrale et occidentale de l’Ukraine, on observe une montée de popularité des candidats prorusses et du parti ouvertement prorusse « Plateforme de l’opposition – Pour la vie » dans le sud-est.

En plus des enjeux de politiques publiques et de politique étrangère, l’absence d’une stratégie commune claire sur l’avenir du Donbass de la part des parties prenantes aux divers échelons de gouvernance pourrait constituer une source de conflit. En marge des élections de 2020, le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelenskyy, a mené un sondage pour connaître l’opinion de la population concernant notamment la création éventuelle d’une zone économique franche au Donbass, dans le cadre du scénario de réintégration. Abstraction faite des contestations exprimées relativement à la légitimité du sondage et au contenu évasif du plan de « zone économique franche », le sondage a montré à quel point l’avenir économique du Donbass ne faisait pas l’unanimité dans le reste de l’Ukraine. En réaction, le gouvernement a annoncé qu’il envisageait également la création d’une zone économique franche dans la partie occidentale du pays.

La voie à suivre

Plusieurs mois après les premières élections postdécentralisation, où en est l’Ukraine? Le climat semble évoluer au gré de l’affaiblissement du gouvernement central et de l’essor de la politique locale, sur fond de méfiance envers le centre, de polarisation des opinions politiques et d’accès facilité aux ressources pour les communautés. Désireux de s’assurer du soutien des électeurs, la plupart des membres de l’élite locale ne semblent guère s’intéresser aux questions de la résolution du conflit et la réintégration du Donbass. Ces questions relèvent du gouvernement central, mais gagnent en complexité à cause de l’impasse dans les négociations de l’accord de Minsk II et de l’influence grandissante de la Russie sur les territoires non contrôlés, notamment en ce qui a trait à la délivrance de passeports russes aux citoyens du Donbass. Ainsi, bien qu’elle offre plusieurs solutions qui favorisent indirectement la réintégration du Donbass, dans l’état actuel des choses, la décentralisation place le gouvernement central devant deux défis cruciaux en matière de sécurité : il doit trouver de nouvelles façons de faciliter le retrait des territoires non contrôlés et leur réintégration, ainsi que prévoir les dispositifs juridiques nécessaires pour éviter l’incertitude juridique, les actions arbitraires et les mouvements centrifuges à l’échelle locale.

Traduction par Josée Brisson, trad. a.

 

Citation suggérée : Rabinovych, M. 2021. « Décentralisation et résolution du conflit en Ukraine: la voie à suivre ». 50 déclinaisons de fédéralisme.

 

Références

Cabinet des ministres de l’Ukraine. 2014. The Concept of Reforming Local Self-Governance and Territorial Organization of Power in Ukraine. Disponible sur: https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/333-2014-%D1%80#Text [consulté le 13 novembre 2020].

Cour pénale internationale (2018). Report on Preliminary Examination Activities 2018. Available at: https://www.icc-cpi.int/itemsDocuments/181205-rep-otp-PE-ENG.pdf [consulté le 13 novembre 2020].

Rabinovych, M. 2020. Decentralization from the Perspective of Territorial Self-Governance and Conflict Management. Forum for Ukrainian Studies. Disponible sur: https://ukrainian-studies.ca/2020/07/17/ukraines-decentralization-from-the-perspective-of-territorial-self-governance-and-conflict-management /[Consulté le 13 novembre 2020].

Wolff, S. 2017. Options for Territorial Self-Governance:  Decentralization, Devolution, Autonomy, and Federation. Social Science Research Council Working Papers. Disponible sur: http://webarchive.ssrc.org/working-papers/CPPF_Models%20of%20Autonomy_5_Wolff.pdf [consulté le 13 novembre 2020].

Lectures suggérées

Keil, S. et Anderson, P. 2018. Decentralization as a Tool for Conflict Resolution. Dans: K. Detterbeck and E. Hepburn (dir.) Handbook of Territorial Politics. Cheltenham: Edward Elgar Publishing, pp. 89-104.

Shelest, H. et Rabinovych, M. (dir.). 2020. Regional Diversity, Decentralization and Conflict. The Case of Ukraine. Basingstoke: Palgrave Macmillan.

Umland, A. (dir.). 2018. Ukraine’s Decentralization: Challenges and Implications of the Local Governance Reform after the Euromaidan Revolution. Stuttgart, Verlag.

 

 

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