Du lien entre le fédéralisme, la décentralisation et le statut d’État

Christoph Mohamad-Klotzbach

ch.mohamad@uni-wuerzburg.de

Politologue à l’Université de Wurtzbourg, Christoph Mohamad-Klotzbach, Ph. D., se spécialise en politique comparée. Il se consacre à l’étude du statut d’État et de la déliquescence de l’État, de la culture politique, de partis politiques et des comportements électoraux. Il est présentement coordonnateur général de l’unité de recherche multidisciplinaire 2757 de la Fondation allemande pour la recherche, appelée Local Self-Governance in the Context of Weak Statehood in Antiquity and the Modern Era (autonomie locale dans le contexte de l’État défaillant dans l’Antiquité et l’ère moderne) (LoSAM). Pour en savoir plus, rendez-vous à l’adresse suivante : https://www.uni-wuerzburg.de/en/for2757/losam/.

Résumé

Cette courte étude brosse un tableau empirique du lien entre le fédéralisme, la décentralisation et le statut d’État. Ce lien est souvent analysé dans le cadre d’études de cas plutôt que dans un contexte empirique plus large. L’analyse proposée porte sur un échantillon de 49 pays de tous les continents et repose sur les données de l’indice des États fragiles (FSI) et de l’index sur l’autorité régionale (RAI). Les résultats montrent que le statut d’État ne relève non pas de la configuration fédérale d’un pays, mais bien de son degré de décentralisation.

 

Introduction

Dans ce court article, je brosse un tableau empirique du lien entre le fédéralisme, la décentralisation et le statut d’État. J’y soutiens que le statut d’État ne relève non pas de la configuration fédérale d’un pays, mais bien de son degré de décentralisation. L’analyse proposée porte sur un échantillon de 49 pays de tous les continents et repose sur les données de l’indice des États fragiles (FSI) et de l’index sur l’autorité régionale (RAI).

Dans cette analyse, je traite particulièrement du lien entre le statut d’État et le degré de décentralisation. Ainsi, j’emploierai comme hypothèse de base celle posée par Fukuyama (2005, p. 91ff). Ce dernier, dans son étude sur la construction de l’État, avance d’une part que la décentralisation peut mener à un plus grand risque de corruption et de clientélisme, car, selon lui, « dans les pays en voie de développement, la délégation de pouvoirs à l’État et aux gouvernements locaux a souvent pour conséquence de conférer à l’élite locale ou aux réseaux clientélistes la compétence requise pour garder la main haute sur leurs propres affaires, à l’abri des regards extérieurs [traduction] » (ibid., p. 97). Il cite ainsi en exemple le cas de l’Indonésie après le régime de Soeharto. À la suite des changements constitutionnels apportés en faveur d’une plus grande autonomie à l’échelle provinciale et locale, on a assisté à une montée de la corruption (ibid., p. 97f.).

D’autre part, Fukuyama (2005) affirme que, dans les pays développés, la décentralisation donne plutôt lieu à une amélioration du statut d’État, et le pays parvient ainsi à mieux s’organiser, à accroître son efficacité et à s’ouvrir davantage à l’expérimentation sociétale, économique et administrative. Nous pouvons donc poser comme principe que le lien entre la décentralisation et le statut d’État peut être tant positif que négatif, selon le degré de développement des pays.

Mesure du statut d’État, du fédéralisme et de la décentralisation

Mesure du statut d’État

Pour mesurer le statut d’État, j’ai fait appel aux données de l’indice des États fragiles (FSI), créé par le Fund for Peace (2020a, 2020b et 2020c). Le FSI repose sur une définition large du statut d’État composée d’aspects économiques, politiques et sociaux de même que d’aspects de sécurité. Pour ma part, je me suis reporté à une conception étroite proposée par d’autres auteurs (Schlenkrich et collab., 2016, p. 243ff)[1], selon laquelle le statut d’État comporte, dans le sens restreint de son fonctionnement, deux dimensions. Premièrement, l’État doit avoir le monopole du recours à la force physique, c’est-à-dire la capacité de tenir tête aux rivaux (p. ex., à des groupes rebelles ou au crime organisé) qui constituent une menace à l’exercice de ce monopole. C’est donc dire que la sécurité constitue la « fonction première de l’État » (Rotberg, 2004, p. 3). Deuxièmement, il doit se doter d’une administration en mesure de fournir aux citoyens des biens et services de base et d’appliquer les lois et politiques du gouvernement. En outre, le monopole du recours à la force physique est une condition nécessaire au fonctionnement de l’État, c’est-à-dire que, sans lui, l’organe administratif ne pourrait pas fonctionner.

Prenant appui sur cette conception étroite du statut d’État, je n’ai utilisé que deux variables du FSI. Pour mesurer le monopole du recours à la force physique, je me suis servi de l’indicateur de l’appareil de sécurité, lequel « prend en compte les menaces à la sécurité d’un État, telles que les bombardements, les attaques et les morts liés à des combats, les mouvements rebelles, les mutineries, les coups d’État ou le terrorisme » ainsi que des « facteurs criminels graves, tels que le crime organisé et les homicides, et la confiance perçue des citoyens dans la sécurité intérieure » (Fund for Peace, 2020d). Pour mesurer le volet administration, j’ai employé l’indicateur des services publics, qui « fait référence à la présence de fonctions étatiques de base qui servent les citoyens » (Fund for Peace, 2020e), comme la santé, l’éducation, les installations sanitaires et l’électricité.

L’échelle de notation du FSI est décroissante, c’est-à-dire que « plus le score est bas, mieux c’est » (Fund for Peace 2020a : 3). J’ai inversé l’ordre de sorte que plus le score est élevé (maximum de 10), plus le statut d’État est élevé dans les deux dimensions. Le score total est le produit du score de chacune des deux dimensions, la sécurité étant une condition essentielle au statut d’État, et sa racine carrée permet d’établir une échelle de 0 (statut d’État nul) à 10 (statut d’État élevé).

 Mesure du fédéralisme et de la décentralisation

Pour ce qui est de la mesure du fédéralisme, j’ai utilisé la classification de Schakel (2019) qui répartit les pays en deux catégories : États fédéraux et États non fédéraux. J’ai donc appliqué le concept de fédéralisme envisagé par Hooghe et ses collaborateurs (2020), qui soulignent que, dans un régime fédéral, « le centre ne peut modifier unilatéralement la structure [territoriale] d’autorité, […] le système est divisé en unités régionales […], les fonctions gouvernementales sont divisées et parfois partagées entre le gouvernement central et les gouvernements régionaux, et cette double souveraineté est protégée en vertu de la constitution, ni le centre ni les régions ne pouvant y apporter de modification seuls [traduction] » (2020, p. 198).

La décentralisation, quant à elle, « renvoie au transfert de pouvoirs du gouvernement central vers le gouvernement régional ou local [traduction] » (ibid., p. 197). Il peut s’agir du transfert de pouvoirs d’ordre politique, fiscal ou administratif (loc. cit.). Pour mesurer la décentralisation, j’ai utilisé les données de l’index sur l’autorité régionale (RAI) (Hooghe, et collab., 2016; pour télécharger les données, rendez-vous sur http://garymarks.web.unc.edu/data/regional-authority/). Le RAI comporte deux dimensions, soit le degré d’autonomie,qui est « l’autonomie exercée par un gouvernement régional sur ceux et celles vivant au sein de son territoire » et le degré de partage du pouvoir, « soit l’autorité exercée par un gouvernement régional ou ses représentants au sein du pays dans son ensemble » (Schakel, 2019). Le RAI total correspond à la somme des deux dimensions (autonomie et partage de pouvoir) et « peut varier entre un minimum de zéro (pas de gouvernement régional) et un maximum de 30 » (Schakel, 2019). Pour mes besoins, j’ai converti l’échelle du RAI pour qu’elle varie entre 0 (pas de gouvernement régional) et 10 (degré d’autorité régionale élevée).

En combinant les deux sources de données et la classification des États de Schakel (2019), j’ai pu comparer 49 pays de différents continents (par exemple, l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Océanie, l’Asie et l’Amérique latine) pour l’année 2010 (dernière année de publication des données du RAI). Par conséquent, bien qu’elle ne soit pas représentative, la présente étude donne un bon aperçu des liens entre le statut d’État, le fédéralisme et la décentralisation.

Voici les États fédéraux et non fédéraux à l’étude (Schakel 2019; Israël a été exclu en raison de l’incomparabilité des données du FSI).

États fédéraux : Allemagne, Argentine, Australie, Autriche, Belgique, Brésil, Canada, États-Unis, Malaisie, Mexique, Suisse et Venezuela.

États non fédéraux : Bolivie, Chili, Colombie, Corée du Sud, Costa Rica, Cuba, Danemark, El Salvador, Équateur, Espagne, Finlande, France, Grèce, Guatemala, Haïti, Honduras, Indonésie, Irlande, Islande, Italie, Japon, Luxembourg, Nicaragua, Norvège, Nouvelle-Zélande, Panama, Paraguay, Pays-Bas, Pérou, Philippines, Portugal, République dominicaine, Suède, Thaïlande.

Le statut d’État des États fédéraux et des États non fédéraux diffère-t-il?

Le diagramme à deux dimensions présenté à la figure 1 illustre le statut d’État des États fédéraux et non fédéraux de l’échantillon. Premièrement, la valeur médiane du statut d’État est plus élevée dans les États fédéraux que dans les États non fédéraux. Deuxièmement, il existe des écarts importants entre les cas dans chaque groupe. C’est pourquoi les deux groupes ont été comparés au moyen du test F. Selon les résultats (F = 0,827 03, p = 0,77), les deux groupes ne sont pas statistiquement différents pour ce qui est de la variation du statut d’État. En d’autres termes, le statut d’État des pays inclus dans l’échantillon ne varie pas selon qu’il s’agit de régimes fédéraux ou de régimes non fédéraux.

 

Existe-t-il un lien entre le statut d’État et la décentralisation?

Ensuite, je me suis intéressé au lien entre la décentralisation et le statut d’État en m’appuyant sur les hypothèses de Fukuyama. La corrélation entre le statut d’État et la décentralisation est positive et significative, quoique faible (r de Pearson = 0,29; p = 0,04). La figure 2 fournit un éclairage complémentaire. Pour commencer, la majorité des cas de l’échantillon présente une valeur inférieure à 5,0 (n = 34) pour ce qui est du degré de décentralisation, mais supérieure à 5,0 pour ce qui est du statut d’État (n = 28). Ensuite, quelques cas seulement (n = 9; Panama, Grèce, Uruguay, Argentine, Italie, États-Unis, Belgique, Espagne et Allemagne) se rapprochent de la ligne de régression, alors que la plupart sont déviants. Troisièmement, sur les douze États fédéraux de l’échantillon (forme pyramidale), la majorité (n = 8) présente un statut d’État élevé (> 5,0), tandis que ce statut est faible dans quatre cas seulement (Venezuela, Brésil, Mexique et Malaisie).