Résumé
Deux perspectives divergentes dominent dans la littérature au sujet du rôle joué par le fédéralisme au sein des sociétés divisées : l’accommodement et l’intégration. Une lecture « accommodationniste » du fédéralisme propose de créer des sous-unités dans le but de fournir un degré d’autonomie aux groupes minoritaires, tandis que les perspectives fédérales intégrationnistes proposent plutôt que de telles unités soient établies de manière à ce qu’elles soient transversales aux groupes minoritaires. Bien que ces deux perspectives présentent des suggestions intéressantes concernant la protection de la démocratie dans les sociétés divisées, elles négligent la prise en compte des effets que les aménagements fédéraux ont sur les « Autres », c’est-à-dire sur les groupes qui sont souvent exclus de ces processus. La présente contribution se concentre sur les « Autres » dans les sociétés divisées, en s’intéressant principalement aux questions de genre et de sexualité.
Introduction
Les sociétés divisées possèdent trois caractéristiques qui font en sorte que la mise en place de la démocratie s’y avère difficile : (i) elles présentent une « ligne de fracture profonde » porteuse d’un potentiel de violence (cette ligne de fracture est souvent ethnique, mais peut aussi être linguistique, nationale ou religieuse) (Guelke, 2012 : 29); (ii) la politique y est affectée par un « suintement ethnique » (Horowitz, 2001:8), c’est-à-dire que les problématiques politiques ont tendance à se consolider autour du premier marqueur de division, et; (iii) elles font face à « un manque de consensus à propos du cadre pour la prise de décisions » (Guelke, 2012 : 32). Deux perspectives de force égale dominent le débat concernant l’aménagement constitutionnel et la gestion de conflit dans les sociétés divisées. L’intégration envisage « un identité publique unique coïncidant avec le territoire étatique » tandis que l’accommodement encourage « des identités doubles ou multiples » ainsi qu’une « égalité accompagnée d’un respect institutionnel pour la différence » (McGarry, O’Leary et Simeon, 2008 : 41). Les perspectives accommodationnistes comme intégrationnistes voient des avantages dans le fédéralisme en tant que mécanisme démocratique de gestion de la diversité, mais proposent des configurations institutionnelles différentes. Une fédération marquée par la perspective de l’accommodement élabore des sous-unités qui permettent d’affirmer l’autonomie des groupes minoritaires au sein de leurs propres unités tout en maintenant un partage du pouvoir entre groupes à l’échelon central, comme c’est le cas en Bosnie-Herzégovine, en Belgique ou au Canada. A contrario, dans les fédérations intégrationnistes, les sous-unités sont des unités hétérogènes transversales aux frontières des groupes lorsque c’est possible. Cette forme de fédéralisme est recommandée pour sa capacité à disperser le pouvoir (et par conséquent le conflit), et en le séparant des lignes de fracture ethniques. Elle est par ailleurs inspirée de la pratique fédérale dans des contextes aussi divers que les États-Unis ou le Nigéria (Horowitz, 2001).
La capacité de ces deux formes de fédéralisme à gérer la diversité, à générer de la confiance entre des groupes adverses et à créer des conditions propices à la stabilité et la démocratie dans les sociétés divisées fait toujours l’objet de vifs débats au sein du champ académique (cf. Hale 2004; Zahar 2013; McGarry et O’Leary 2009; Roeder 2009; Horowitz 2001). Néanmoins, bien que l’intégration et l’accommodement proposent des visions différentes des aménagements fédéraux, ils partent tous les deux de la prise en compte du même élément, à savoir les divisions ethniques. Par conséquent, les deux modèles font état d’un biais institutionnel en faveur de groupes que l’on peut considérer comme « politiquement significatifs ». Les groupes qui n’atteignent pas le seuil de la signifiance politique – soit parce qu’ils sont trop petits, trop dispersés territorialement ou parce qu’ils s’identifient par ailleurs au groupe majoritaire – risquent d’être exclus de l’étape de création institutionnelle et, par après, des processus de gouvernance.
En d’autres termes, l’inclusion de certains groupes dans les processus de création institutionnelle engendre l’exclusion de certains autres. Or, bien que l’ethnicité puisse être le clivage dominant dans une société divisée, les citoyens n’organisent pas leur vie uniquement en fonction de ce clivage. Que perdons-nous ou qu’oublions-nous lorsque, dans l’aménagement des institutions, nous nous concentrons uniquement sur un seul type de groupes ?
Clarification conceptuelle
L’aménagement des institutions démocratiques, que ce soit dans un but d’intégration ou d’accommodement, fait état d’un biais institutionnel en faveur des groupes ethniques territorialement concentrés, d’une taille respectable, et qui sont en mesure de perturber le fonctionnement de l’État. Or, l’inclusion de ces groupes dominants engendre l’exclusion de groupes non-dominants, souvent décrits comme « les Autres ». Ce « dilemme de l’exclusion dans l’inclusion » (Agarin et McCulloch 2017) est vécu par au moins trois types de groupes :
1. Les micro-minorités, c’est-à-dire les groupes qui ne représentent qu’une faible proportion de la population totale (souvent de l’ordre de 1 à 5%), soit du fait de leur présence relativement récente au sein de la politie (comme c’est le cas pour certaines communautés immigrantes), de leur exclusion systémique de la participation politique (par exemple les communautés roms en Europe de l’Est), de leur implication limitée dans la politie (comme c’est le cas pour les communautés mennonites et huttérites en Amérique du Nord), ou du fait de leur répartition territoriale transversales aux frontières étatiques (comme c’est souvent le cas pour les communautés autochtones au sein des sociétés coloniales);
2. Les minorités non-ethniques, c’est-à-dire les groupes qui évitent de se définir par des étiquettes ethniques et qui envisagent la participation politique sur une base de classe ou simplement en dehors des cadres sociaux ethniquement définis, et qui font donc face à des barrières à l’entrée dans les systèmes politiques qui favorisent les identités ethniques prédéfinies; et
3. Les minorités ré-alignées, c’est-à-dire les groupes qui considèrent le genre, la sexualité et/ou la validité/aptitude physique comme des identités primaires qui ont un impact sur les opportunités d’inclusion dans les processus politiques, mais qui sont négligés au sein des institutions démocratiques.
Pourquoi les Autres sont-ils susceptibles d’avoir une importance pour le fédéralisme? Et comment le fédéralisme les affecte-t-il?
Il peut être tentant d’ignorer le rôle de ces Autres, selon l’idée que de tels groupes sont peu susceptibles de déstabiliser les fonctions d’État. Par exemple, les minorités de genre ou LGBTQ ne sont pas territorialement concentrées et ne revendiquent pas non plus de solution territoriale aux problèmes de « l’exclusion dans l’inclusion ». Comme le note Anne Phillips (1995 : 15), « personne ne s’attend à ce que les femmes fassent sécession. » Malgré tout, de nouvelles études suggèrent que les aménagements fédéraux revêtent une importance en ce qui concerne la recherche de l’égalité sexuelle et de genre. À l’occasion d’un article majeur faisant la synthèse de telles études, Jill Vickers identifie au moins 17 hypothèses possibles concernant les effets du fédéralisme sur les réformes ayant trait au genre (voir Vickers 2013a : 9, tableau 1). Or, bien que cette littérature naissante offre des interprétations divergentes des effets du fédéralisme sur les Autres, trois questions émergent comme étant particulièrement importantes :
1. Le fédéralisme réduit-il ou augmente-t-il le potentiel de mobilisation des Autres? Certains chercheurs estiment qu’il existe un « avantage fédéral ». Ce qu’ils entendent par là est le fait que le fédéralisme rehausse le potentiel de mobilisation des Autres du fait du « venue shopping », c’est-à-dire de la possibilité d’exercer une pression sur plusieurs ordres de gouvernement. En d’autres termes, « si une porte est fermée, d’autres sont susceptibles d’être encore ouvertes » (Stockemer et Tremblay, 2015 : 607). Ceci étant, la présence et la disponibilité de points d’accès multiples dépendent de l’aménagement fédéral. Dans une étude sur la mobilisation des femmes et des personnes LGBTQ en Belgique, Karen Celis et Petra Meier (2016) remarquent qu’un tel travail de promotion et de défense des droits se trouve limité par le fait que les aménagements d’accommodement belges entraînent une répartition des compétences de type exclusive entre les ordres de gouvernement, ce qui limite grandement la possibilité d’un « venue shopping ». La mobilisation de ces groupes dans ce contexte se trouve d’ailleurs encore plus limitée par la présence d’une séparation ethno-linguistique au sein de la société civile. En Belgique, les groupes de femmes et de personnes LGBTQ existent en premier lieu au sein de chaque communauté linguistique (Celis et Meier, 2016 : 7) et il n’existe que peu de possibilités pour ces groupes de travailler de concert. L’avantage fédéral ne va donc pas toujours de soi.
2. Le fédéralisme engendre-t-il des impacts politiques différenciés pour les Autres selon leur position géographique? Ici, l’enjeu est lié au fait qu’en ce qui concerne la séparation et l’allocation des pouvoirs, les fédérations assignent parfois des « compétences ou des responsabilités particulièrement importantes pour les femmes (tels que les programmes sociaux ou les politiques sociales) aux gouvernements infra-nationaux les moins bien dotés (en termes de ressources) ou les moins politiquement habilités » (Stockemer et Tremblay, 2015). Bien que certaines fédérations soient dotées de stratégies d’égalisation ou de péréquation pour minimiser les différences de résultats entre unités infra-nationales, un certain nombre d’autres fédérations ne possèdent pas de tels mécanismes. Pour prendre un exemple, les femmes de Bosnie-Herzégovine bénéficient de niveaux d’accès aux soins de santé maternels très différents selon l’Entité et le canton dans lesquels elles résident (Women’s Network BiH, 2015). La résolution des affaires liées à la justice familiale – comme la garde des enfants, les pensions alimentaires ou l’application des ordonnances civiles de protection – peut aussi être très variable selon la nature de l’agencement fédéral (Vickers, 2013b : 58).
3. Le fédéralisme favorise-t-il ou limite-t-il la représentation législative des Autres? Un autre axe important d’analyse cherche à définir si les fédérations offrent de meilleurs taux de représentation que les États unitaires. Soit les multiples points d’accès fournis par le fédéralisme sont un avantage pour les femmes en permettant la création d’un plus grand nombre de postes électifs devant être assignés ainsi que plus d’opportunités de pression en faveur de l’égalité de genre, soit le fédéralisme limite l’accès des femmes en les reléguant avec le reste des Autres à « des paliers décisionnels moins importants » (Stockemer et Tremblay, 2015 : 609). Stockemer et Tremblay (2015) concluent que le fédéralisme n’a qu’un effet modeste sur la représentativité, avec seulement 3-4% de plus de représentantes politiques que dans les États unitaires. Ici encore, les résultats sont susceptibles de varier en fonction du type de fédéralisme; la relation entre fédéralisme et représentation n’étant pas toujours évidente.
Bien que de plus amples recherches empiriques doivent être entreprises sur le sujet, il apparaît néanmoins évident que les agencements institutionnels qui se concentrent uniquement sur les questions ethniques – que ce soit pour les renforcer ou les transcender – ont tendance à masquer les manières complexes dont les citoyens organisent leurs vies, ce qui en retour remet en cause la légitimité démocratique de long-terme de tels agencements institutionnels.
Conclusion
L’aménagement des institutions démocratiques est souvent un processus conflictuel, et il ne cesse d’être un défi pour l’entretien et le maintien de la légitimité institutionnelle. Comme l’a remarqué Donald Horowitz par le passé (1993 : 18), les sociétés divisées s’illustrent par « une tendance à faire coïncider l’inclusion dans le gouvernement avec l’inclusion dans la communauté, et l’exclusion du gouvernement avec l’exclusion de la communauté. » Pour cette raison, il est primordial d’aménager des institutions qui renforcent la démocratie pour les groupes dominants, incluant les minorités ethniques. Néanmoins, les groupes non-dominants – les Autres – méritent tout autant d’être reconnus, de bénéficier d’une représentation, et d’accéder aux processus décisionnels démocratiques. Les origines ethniques spécifiques d’une fédération (lorsque c’est le cas) ne devraient pas empêcher l’inclusion des identités sexuelles, de genre, de classe et de toutes les autres identités non-ethniques dans le processus de conception institutionnelle. Une telle inclusion est un signe de reconnaissance que les identités des citoyens sont complexes, multiples et stratifiées. Le fait que les institutions gouvernementales reflètent les manières variées dont les citoyens organisent leurs vies est susceptible d’améliorer et de mettre en valeur la légitimité et la stabilité institutionnelles, deux qualités qui sont souvent rares dans les sociétés divisées.
Texte traduit par Benjamin Pillet.
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Citation suggérée : McCulloch, A. 2019. « Fédéralisme, diversité et inclusion : la question des Autres ». 50 déclinaisons de fédéralisme. Disponible [en ligne] : https://capcf.uqam.ca/veille/federalisme-democratie-et-inclusion-la-question-des-autres/
Bibliographie
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Lectures suggérées
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Haussmann Melissa, Marian Sawer and Jill Vickers, eds. 2010. Federalism, Feminism and Multilevel Governance. Surrey: Ashgate.
Skogstad, Grace, Martin Papillon, Keith Banting, and David Cameron, eds. 2013. The Global Promise of Federalism, Toronto: University of Toronto Press.