La démocratie fédérale

Arthur Benz

abenz@pg.tu-darmstadt.de
Professeur en sciences politiques à l’Université technique de Darmstadt, en Allemagne, Arthur Benz s’intéresse dans ses recherches à la politique allemande et à l’administration publique, de même qu’au fédéralisme comparé et à la gouvernance multiniveau. Ses travaux sur le fédéralisme comparé publiés récemment ont contribué à la recherche sur le changement constitutionnel, le fédéralisme et la démocratie.

 

Résumé

On considère souvent le fédéralisme et la démocratie comme des principes qui vont de pair. Or, les structures et processus institutionnels instaurés au sein des démocraties fédérales présentent des tensions. D’une part, le concept de démocratie renvoie à l’administration autonome d’une collectivité suivant les volontés de ses citoyens; d’autre part, celui de fédéralisme implique le regroupement de collectivités et exige l’exercice d’une gouvernance coordonnée entre les paliers de gouvernement et les unités constituantes. Les partis politiques et les parlements confèrent une légitimité aux gouvernements à l’intérieur des territoires, mais restreignent l’exercice de la gouvernance dans le système fédéral. À l’inverse, l’exercice d’une gouvernance coordonnée renforce le pouvoir exécutif. Aucune forme institutionnelle de démocratie fédérale ne peut échapper à ces conflits. Il appartient aux acteurs politiques de les gérer. La recherche comparative permet de faire la lumière sur les liens qui devraient exister entre le fédéralisme et la démocratie pour que les acteurs politiques parviennent à concilier coordination efficace et légitimité des gouvernements.

Introduction

Bon nombre des chercheurs qui s’intéressent au fédéralisme posent comme prémisse que fédéralisme et démocratie vont de pair. Ne dit-on pas que la démocratie est une condition préalable à la stabilité de la fédération et que le fédéralisme favorise la démocratie? Tout bien considéré, il y a lieu de s’interroger. Il est vrai que les gouvernements autocratiques fragilisent généralement les structures fédérales de gouvernement. Il est vrai aussi qu’un système fédéral doit reposer sur les principes du constitutionnalisme et de l’État de droit. Pourtant, bien que les concepts d’État de droit et de démocratie soient intimement liés, ce n’est pas le second qui a une incidence décisive sur le bon fonctionnement du fédéralisme. Le fédéralisme peut favoriser la démocratie, car les deux principes d’ordre politique empêchent la concentration du pouvoir. Cependant, les structures fédérales restreignent également la démocratie en limitant le pouvoir de la population. Dans un article, Alfred Stepan a déjà qualifié le modèle américain de fédéralisme d’instrument capable de restreindre le pouvoir du dèmos (peuple) (Stepan, 1999), mais bien avant lui, des chercheurs et des délégués aux conférences constitutionnelles se sont déjà interrogés sur la viabilité d’une démocratie parlementaire au sein d’une fédération.

Certains pourraient dire que ce raisonnement relève de l’abstraction et le balayer du revers de la main pour la simple raison que les démocraties fédérales existent et que la plupart des fédérations mûres et stables sont à vrai dire gouvernées selon les règles de la démocratie. Mais là n’est pas la question. Le problème concerne le fonctionnement du fédéralisme démocratique. Peu importe le modèle de fédéralisme ou de démocratie dont il est question, les études révèlent que les liens entre eux provoquent des tensions et des conflits. Par exemple, le fédéralisme prévoit la répartition des pouvoirs entre les gouvernements central et régionaux ou locaux alors que, la plupart du temps, les politiques débordent des champs de compétences. Il appartient alors au pouvoir exécutif de coordonner ses décisions, même si les processus démocratiques instaurés aux différents paliers de gouvernement ou à l’échelle des unités constituantes justifient la prise de décisions divergentes. Il peut arriver aussi que les gouvernements arriment leurs politiques dans des domaines de compétences qui se chevauchent. En démocratie, les décisions sont influencées par la concurrence entre les partis. Les parlements doivent demander des comptes au pouvoir exécutif sans néanmoins tenter de lier les mains des responsables des relations intergouvernementales. En outre, le fédéralisme offre de nombreuses portes d’entrée aux partis, mais les systèmes de partis fragmentés sur le plan territorial risquent de nuire à l’intégration de la fédération. Au sein des États multinationaux, le fédéralisme permet peut-être au pouvoir du dèmos de s’épanouir, mais il peut aussi multiplier les conflits entre les divers dèmoï (pluriel de dèmos), et ces conflits doivent être réglés dans le cadre des relations intergouvernementales.

Structures incohérentes et mécanismes incompatibles

Les démocraties fédérales sont des organisations gouvernementales complexes. Et comme toute organisation complexe, elles se trouvent devant un dilemme : plus elles scindent leur structure en sous-unités vouées à des tâches particulières, plus elles doivent trouver des moyens d’en coordonner l’exécution et de gérer l’interdépendance des unités organisationnelles. Il est vrai que bien des organisations comme les entreprises privées ou les bureaucraties publiques décomposent les tâches d’une manière qui encourage la coopération entre les services chargés de fonctions spéciales. En revanche, les démocraties fédérales soumettent l’exécution des pouvoirs à certaines conditions institutionnelles qui nuisent à la coordination. Cette façon particulière d’organiser le système politique donne lieu à une incohérence structurelle et à une incompatibilité des mécanismes de gouvernance.

Dans les démocraties modernes, les relations entre les représentants au pouvoir et les citoyens qui les ont élus sont circonscrites à l’intérieur d’un territoire. Au gouvernement investi de nombreux mandats, l’organisation territoriale garantit que la population compte le plus grand nombre possible d’électeurs ce qui donne une plus grande légitimité aux élus. Parallèlement, un gouvernement peut revendiquer son autonomie à l’intérieur de son territoire, et les citoyens peuvent confier l’entière responsabilité des politiques à ceux qu’ils ont élus. En revanche, le territoire de l’ordre fédéral englobe ceux de gouvernements démocratiques. Il regroupe non seulement différents territoires et ordres territoriaux, mais établit également des processus de coordination permettant de gérer l’interdépendance des politiques relevant des différents territoires. La coordination peut être assurée en vertu d’une réglementation centrale, d’accords négociés ou de mesures d’adaptation réciproques, sinon les gouvernements risquent d’interagir par « attaques et ripostes » en cascade. En tout état de cause, l’élaboration coordonnée de politiques restreint l’exercice d’une gouvernance autonome en démocratie.

Outre cette incohérence territoriale, le fédéralisme et la démocratie fonctionnent selon des procédures et des modes de politique et d’élaboration de politiques différents. En démocratie, le rôle des acteurs du pouvoir législatif dont relève le pouvoir exécutif est légitimé par suffrage, confirmant dès lors leur obligation de de rendre des comptes envers les citoyens. Forcés de se disputer leur siège, ils proposent des politiques concurrentes. Les personnes au pouvoir se butent constamment aux objections des partis ou députés d’opposition au parlement. Dans ce contexte de concurrence, les acteurs politiques responsables soutiennent qu’ils font tout en leur pouvoir pour leurs citoyens, qu’ils défendent les intérêts de leurs électeurs auprès du gouvernement contre les menaces ou atteintes de l’extérieur et qu’ils les protègent contre certains facteurs externes relevant d’autres compétences. Dans leurs relations avec les autres gouvernements, ils doivent respecter la volonté de la population, et la concurrence entre les partis favorise la prise d’orientations égocentriques. Pourtant, l’interdépendance des champs de compétences exige d’eux qu’ils tiennent compte des fonctions premières qui doivent être remplies au sein d’une fédération. Difficile de trouver des terrains d’entente entre gouvernements qui agissent au nom de leurs groupes de citoyens. Si, au sein d’une fédération, la coordination des politiques est possible malgré la concurrence intergouvernementale, le processus démocratique des différents gouvernements peut empêcher ces derniers de collaborer ou d’adapter leurs politiques comme il se doit.

En résumé, la démocratie s’exerce au sein d’une collectivité de citoyens délimitée sur le plan territorial, où les partis se disputent le pouvoir et où les élus revendiquent l’autonomie nécessaire pour agir dans l’intérêt de cette collectivité. Le fédéralisme regroupe des collectivités autonomes de citoyens au sein de collectivités plus vastes suivant (1) un modèle de répartition du pouvoir entre les gouvernements fédéral et sous-fédéraux et (2) de même que d’élaboration coordonnée de politiques intergouvernementales. L’autonomie et la coordination constituent des conditions préalables en démocratie fédérale, mais les mécanismes qu’elles utilisent orientent la politique dans différentes directions.

Espèces de démocraties fédérales

L’incohérence des structures et l’incompatibilité des mécanismes de politique se matérialisent au moment de l’institutionnalisation du fédéralisme et de la démocratie, deux principes applicables aux ordres politiques compatibles d’un point de vue normatif. Appliqués à un système politique, ces principes renvoient à des dimensions institutionnelles et à des modèles d’interaction distincts. Leur regroupement et leur interférence sont à l’origine de tensions en démocratie fédérale. Toutefois, les conséquences de ces tensions se sont toujours manifestées très différemment dans les diverses formes de démocraties fédérales qui se sont fait jour au cours de l’histoire. Ces écarts ont fait l’objet de diverses études mais, faute de cadre analytique cohérent et de recherches comparatives, les résultats obtenus demeurent subjectifs.

Depuis longtemps, les tensions entre le fédéralisme et la démocratie sont considérées comme problématiques au sein des fédérations dotées d’un système parlementaire, notamment en Australie, au Canada et en Allemagne (Lehmbruch, 2000; Sharman, 1990). En droit constitutionnel, on considère que le fédéralisme est en contradiction avec la souveraineté des parlements. Dans la pratique, l’attitude antagoniste des membres de l’exécutif relevant de partis rivaux au parlement constitue souvent un obstacle à la coordination intergouvernementale. Néanmoins, ces démocraties fédérales se sont révélées aussi efficaces que stables et, dans les études comparatives visant à mesurer la qualité de la démocratie, elles obtiennent un classement favorable. Apparemment, les gouvernements parviennent à concilier les tensions entre les aspirations politiques adverses en démocratie parlementaire et dans l’exercice d’une gouvernance coordonnée en relations intergouvernementales. Les pouvoirs exécutifs en œuvre dans les deux cas savent gérer les contraintes découlant des différentes règles et des engagements pris envers les divers acteurs politiques dans les arènes politiques intergouvernementales et parlementaires visées. Cependant, ils peuvent être forcés, dans un contexte de polarisation politique, d’accords de coalition ou de mandats impératifs, de s’en tenir à la ligne du parti et, dans un contexte de partage institutionnalisé du pouvoir, de coordonner les politiques entre les différents gouvernements. Ici, les tensions en démocratie fédérale sont difficiles à gérer et entravent l’élaboration des politiques ou le pouvoir des parlements.

Ces risques semblent relativement faibles dans les démocraties fédérales où les pouvoirs sont séparés, notamment dans les démocraties non parlementaires et les systèmes fédéraux « dualistes ». Le cas paradigmatique de ce type peut être observé aux États-Unis. Les chefs de l’exécutif fédéral et des États élus au suffrage direct semblent être autorisés, démocratiquement, à gérer l’interdépendance au sein de la fédération sans être contraints de rendre des comptes à un parlement. Les pouvoirs des gouvernements fédéral et des États étant séparés, les relations intergouvernementales sont rarement institutionnalisées, alors elles n’entrent pas vraiment en conflit avec l’autonomie des gouvernements démocratiques. En y regardant de plus près, cette double séparation des pouvoirs n’a pas seulement pour effet de restreindre le pouvoir du dèmos (Stepan, 1999), mais elle nuit également à l’efficacité de la coordination en laissant libre cours à la concurrence entre les gouvernements. Comme conséquence, le gouvernement fédéral n’a de cesse d’étendre son pouvoir de réglementation. Le pouvoir du dèmos et de ses représentants est affaibli par la multiplication de réseaux d’élaboration de politiques administratives qui s’étendent sur plusieurs paliers de gouvernement. L’affrontement entre partis, encouragé par le fait que le gagnant des élections rafle tout et les dissensions politiques relativement aux lignes de conduite fondamentales, a mené à des impasses au sein de gouvernements divisés et fait naître davantage de conflits entre les gouvernements fédéral et des États, faisant ainsi obstruction à la coordination intergouvernementale (Conlan, 2017).

Arrimage des arènes politiques et gestion des tensions

Certes, la configuration institutionnelle, et particulièrement le type de démocratie et de fédéralisme, a une incidence sur la nature des tensions en démocratie fédérale. Toutefois, on observe immanquablement une incohérence des structures territoriales et une divergence dans la logique des politiques intergouvernementales et démocratiques. Dans ce contexte, c’est donc moins l’intensité des tensions que la capacité des acteurs politiques à y faire face qui importe. Dans les démocraties fédérales, les décideurs politiques sont soumis à différentes règles servant à garantir la légitimité démocratique et à exercer une gouvernance coordonnée au sein du système fédéral. Puisque ces règles exigent l’autonomie des gouvernements et la coordination des relations entre eux, les conflits sont inévitables, peu importe la configuration institutionnelle. L’atteinte d’un équilibre optimal dans la satisfaction de ces exigences divergentes repose donc exclusivement sur la pratique politique, et elle ne sera possible que si aucune d’entre elles ne dicte la politique et l’attitude auxquelles doivent adhérer les acteurs politiques. Par conséquent, ce n’est pas tant la forme institutionnelle particulière qui importe que l’arrimage des processus de démocratie et de fédéralisme dans le bon fonctionnement d’une démocratie fédérale.

La gestion des tensions est tributaire des stratégies adoptées par les acteurs politiques. Or, pour interagir de façon stratégique, les acteurs doivent jouir d’une certaine marge de manœuvre. Dans les systèmes politiques composites, la possibilité de choisir entre différentes arènes politiques augmente les occasions que peuvent exploiter les décideurs politiques et, en particulier, le pouvoir exécutif. Cependant, si les arènes d’une démocratie fédérale sont fermement arrimées, les acteurs ont davantage les mains liées et sont forcés d’intervenir en dépit des exigences contradictoires. Ce sera le cas lorsqu’un gouvernement s’engage à instaurer des politiques convenues en vertu de traités de coalition ou délimitées dans le cadre d’une politique de parti polarisée et que, en parallèle, il doit remplir des tâches conjointes en négociant des accords intergouvernementaux obligatoires. Certes, cette constellation n’exclut pas une intervention stratégique des gouvernements, qui doivent généralement, pour éviter les conflits, limiter la portée de l’élaboration des politiques (Scharpf, 1988). La situation se présente différemment dans les systèmes moins fermement arrimés, par exemple dans les gouvernements à parti unique, les démocraties de consensus ou les systèmes fédéraux établissant un cadre de coordination visant à préserver l’autonomie. Dans ces cas, ni la politique des partis ni la politique intergouvernementale n’aura préséance, puisque toutes deux constituent des pratiques capables de se moduler en fonction des orientations stratégiques souhaitées (Benz, 2019).

Conclusion : Pistes possibles de recherche

Selon des études de cas, les démocraties fédérales en place sont arrimées à divers degrés, mais seule une recherche comparative permettra de vérifier cette hypothèse. De plus, une définition des différentes conditions, notamment les institutions, les modes d’élaboration des politiques, les relations interparlementaires, le système de parti et les groupes d’intérêt, qui constituent le cadre d’arrimage du système fédéral et de la démocratie s’impose. Ce sont ces conditions qui détermineront la capacité des démocraties fédérales d’adapter leurs modèles de gouvernance pour parvenir à l’équilibre souhaité entre légitimité et efficacité des politiques. Les systèmes moins fermement arrimés offrent non seulement une plus grande latitude politique permettant aux acteurs de mieux gérer les attentes contradictoires, mais ils rehaussent aussi la capacité d’adaptation des institutions permettant de mieux concilier politique intergouvernementale et autonomie des gouvernements démocratiques.

Traduction par Josée Brisson, trad. a.

 

Citation suggérée : Benz, A. 2020. « La démocratie fédérale ». 50 déclinaisons de fédéralisme. 

 

Références

Benz, Arthur. 2019. Conclusion: Governing Under the Condition of Complexity, dans: Behnke, Nathalie, Broschek, Jörg, and Sonnicksen, Jared (dir.), Configurations, Dynamics and Mechanisms of Multilevel Governance, Cham: Palgrave Macmillan: 387-409.

Conlan, Timothy. 2017. Intergovernmental Relations in a Compound Republic: The Journey from Cooperative to Polarized Federalism. Publius. The Journal of Federalism 47 (1): 171-187.

Lehmbruch, Gerhard. 2000. Parteienwettbewerb im Bundesstaat. Regelsysteme und Spannungslagen im Institutionengefüge der Bundesrepublik Deutschland, Wiesbaden: Westdeutscher Verlag, 3rd ed.

Scharpf, Fritz W. 1988. The Joint Decision Trap: Lessons from German Federalism and European Integration. Public Administration 66 (3): 239-278.

Sharman, Campbell. 1990. Parliamentary Federations and Limited Government. Constitutional Design and Redesign in Australia and Canada. Journal of Theoretical Politics 2 (2): 205-230.

Stepan, Alfred. 1999. Federalism and Democracy: Beyond the U.S. Model. Journal of Democracy 10 (4): 19-34.

Lectures suggérées

Benz, Arthur, Sonnicksen, Jared. 2017. Patterns of Federal Democracy: Tensions, Friction, or Balance Between two Government Dimensions; European Political Science Review 9 (1): 3-25.

Burgess, Michael, Gagnon, Alain-G. (dir.). 2010. Federal Democracies, London: Routledge.

Hueglin, Thomas O. 2013. Federalism and Democracy: A Critical Reassessment, dans: Skogstad, Grace et al. (dir.), The Global Promise of Federalism, Toronto: University of Toronto Press : 17-42.

Scharpf, Fritz W. 2019. Multilevel Democracy: A Comparative Perspective, dans: Behnke, Nathalie, Broschek, Jörg, et Sonnicksen, Jared (dir.), Configurations, Dynamics and Mechanisms of Multilevel Governance, Cham: Palgrave Macmillan : 249-271.

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