Jörg Broschek
Titulaire, Chaire de recherche du Canada sur le fédéralisme comparatif et la gouvernance à multiples niveaux et professeur associé, Université Wilfrid Laurier.
Jörg Broschek est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le fédéralisme comparatif et la gouvernance à multiples niveaux, et professeur associé à l’Université Wilfrid Laurier, à Waterloo (Ontario). Ses recherches portent sur les tendances et les conséquences à long terme des réformes fédérales, l’intégration économique dans les systèmes à multiples niveaux par le biais de la politique commerciale, de même que les théories et méthodes dans le domaine du fédéralisme comparatif et de la politique multi-niveaux. Sa plus récente publication, The Multilevel Politics of Trade (codirigé avec Patricia Goff), est parue à University of Toronto Press, en avril 2020.
Résumé
Les entités fédérées s’engagent de plus en plus dans la politique commerciale internationale, un domaine qui est généralement une compétence fédérale exclusive dans la plupart des fédérations. Ce chapitre conceptualise ce phénomène comme un exemple de processus de fédéralisation, c’est-à-dire le passage d’un mode de gouvernance dans un domaine politique auparavant dominé par l’ordre fédéral à un mode où les deux ordres de gouvernements sont désormais simultanément actifs. Alors que la fédéralisation de la politique commerciale semble être une tendance assez générale dans les systèmes fédéraux, les modèles de participation des entités fédérées et, enfin, leur influence sur la politique commerciale diffèrent de manière significative d’un système à l’autre. En s’appuyant sur les résultats d’un projet de recherche plus large, ce chapitre examine les causes de la mobilisation des entités fédérées et la manière avec laquelle l’architecture institutionnelle d’une fédération affecte leurs options pour influencer les accords de politique commerciale. Dans la dernière section, le chapitre spécule sur les conditions qui pourraient renforcer ou miner cette tendance dans l’avenir.
Introduction
L’objectif d’établir une union économique représente un motif important, sinon le principal motif, dans les processus de création des systèmes fédéraux. Il n’est donc guère surprenant que dans la plupart des fédérations, l’ordre de gouvernement central ait été investi d’une compétence exclusive sur des pouvoirs importants liés à l’économie, comme les douanes, la monnaie ou encore le commerce international et interne (Watts 2008 : 90). Toutefois, des développements récents indiquent que la prédominance fédérale dans un domaine essentiel de la politique économique, le commerce international, ne peut plus être considérée comme acquise. Pour s’en convaincre, rappelons la menace de la Wallonie de ne pas signer l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne, en octobre 2016 – ce qui aurait pu faire dérailler l’accord, qui fut négocié sur quelque sept ans. Cela a par ailleurs suscité une importante attention médiatique. Mais il ne s’agit pas là d’un cas unique. En effet, la Région de Bruxelles-Capitale et la Communauté française, par exemple, ont adopté des résolutions similaires à la Wallonie sur l’AECG. De même, depuis 2013, les Länder allemands et autrichiens sont de plus en plus impliqués dans la politique commerciale internationale, alors que les cantons suisses le sont déjà depuis le début des années 1990 (Ziegler, 2020). Pour le Canada et l’Australie, l’importance croissante des entités fédérées dans le domaine de la politique commerciale remonte même aux années 1980 (pour l’Australie, voir, par exemple, Ravenhill 1990; et, pour le Canada, Doern et McDonald, 1999; Kukucha, 2008).
L’Australie et le Canada représentent ainsi les premières manifestations d’une tendance plus générale : la fédéralisation de la politique commerciale internationale. Dans le prolongement de l’approche mise de l’avant par Mireille Paquet (2019), j’entends par « fédéralisation » un changement transformateur du mode de gouvernance dans un domaine politique donné : d’un mode dominé par un seul ordre de gouvernement (ici le fédéral) vers un mode où les deux ordres de gouvernement sont simultanément actifs (voir Paquet (2019) pour le cas de la politique d’immigration au Canada). La fédéralisation de la politique commerciale prend des formes très différentes d’un système à l’autre. De plus, il reste à voir si le nouvel activisme des entités fédérées dans certaines fédérations, comme l’Allemagne et l’Autriche, sera durable, ou s’il ne s’agit que d’un phénomène temporaire. Les recherches en la matière sont rares, et les spécialistes du fédéralisme et du régionalisme n’ont commencé que récemment à explorer ces tendances par le biais d’analyses comparatives (voir par exemple Broschek et Goff, 2018; 2020a; Freudlsperger, 2018; Egan et Guimarares, 2019).
La présente contribution résume les conclusions préliminaires d’un vaste projet de recherche, financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) (voir également Broschek et Goff, 2020). Elle aborde trois questions : premièrement, pourquoi les entités fédérées s’engagent-elles de plus en plus dans la politique commerciale internationale? Deuxièmement, malgré le fait qu’elles ne disposent généralement que des pouvoirs constitutionnels limités, voire inexistants, dans ce domaine politique précisément, comment participent-elles à la politique commerciale? Troisièmement, quelles sont les implications de ce phénomène de fédéralisation pour la gouvernance de la politique commerciale?
1 Pourquoi les entités fédérées s’engagent-elles dans le domaine de la politique commerciale?
Depuis le début des années 1980, les entités fédérées sont de plus en plus impliquées dans la politique commerciale internationale. Cette tendance a été observée pour la première fois dans les fédérations anglo-saxonnes, notamment en Australie, au Canada et, dans une certaine mesure, aux États-Unis. Les provinces canadiennes, par exemple, sont progressivement apparues comme de nouveaux acteurs de la politique commerciale internationale depuis les négociations de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALE), qui est ensuite devenu l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), en y incluant le Mexique, en 1994 (Kukucha, 2008). En Australie, des tensions entre le Commonwealth et les États sont apparues au sujet des accords de politique commerciale internationale dès la fin des années 1970 et le début des années 1980 (Ravenhill, 1990). Les États américains ont commencé à exprimer leurs préoccupations au milieu des années 1990, dans le contexte de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), devant ce qu’ils percevaient être un manque de réactivité du gouvernement fédéral dans les négociations d’accords commerciaux (Sager 2002).
En Europe, les efforts des entités fédérées pour entrer dans le domaine de la politique commerciale sont plus récents. Les régions et communautés belges, ainsi que les Länder autrichiens et allemands, ont été particulièrement actifs dans les négociations commerciales entre l’Union européenne et les États-Unis, qui sont maintenant au point mort, soit en lien avec le Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (PTCI) et l’AECG. La première grande résolution sur la politique commerciale internationale des Länder allemands a toutefois été adoptée plus tôt, en mai 2013, à propos d’un autre accord : l’Accord commercial de l’Union européenne avec la Colombie et le Pérou (Broschek, Bußjäger et Schramek, 2020). Enfin, les cantons suisses ont joué un rôle plus actif dans la politique commerciale internationale au début des années 1990, lors des négociations sur l’Espace économique européen (EEE) et – comme pour les États-Unis – sur la conclusion de l’Uruguay Round et de la création de l’AGCS (Ziegler, 2020).
Les politiques publiques façonnent la vie politique (Schattschneider, 1935; Pierson, 1993). La nature changeante des accords commerciaux offre donc un point de départ utile pour analyser les racines de la fédéralisation de la politique commerciale. Les accords de libre-échange tels que l’ALENA ou l’EEE ont annoncé une transformation majeure de la politique commerciale internationale : l’émergence d’accords de libre-échange dits « méga », « profonds » ou de « deuxième génération » (Young, 2016; Ravenhill, 2017). Le nombre de ces accords de libre-échange a doublé entre 2005 et 2015, passant de 132 à 260 (Mattoo et al., 2017). Plus importants encore, les nouveaux accords de libre-échange se distinguent des accords commerciaux traditionnels de par leur portée et leur profondeur. La réduction ou l’élimination des droits de douane et des quotas n’est plus l’objectif principal des nouveaux accords de libre-échange. Ils sont plutôt conçus pour encourager et réglementer les transactions du marché dans une économie mondiale de plus en plus fragmentée.
Premièrement, les accords de libre-échange ont une portée plus large car ils cherchent à libéraliser le commerce dans de nouveaux domaines, tels que le secteur des services, les marchés publics et la propriété intellectuelle dans une économie numérique. Deuxièmement, les nouveaux accords de libre-échange sont « plus profonds », car ils cherchent à réduire ou à éliminer les barrières commerciales non tarifaires et à promouvoir l’harmonisation par une réglementation ayant des implications potentielles pour des domaines sensibles, tels que les soins de santé, la protection des consommateurs, les infrastructures, la politique culturelle ou l’environnement. Troisièmement, certains nouveaux accords de libre-échange, comme l’AECG ou le « nouvel » ALENA, l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), incluent de plus en plus d’objectifs politiques qui ne sont pas directement liés à la politique commerciale – comme l’égalité des genres, les droits des travailleurs ou les changements climatiques.
Ces changements de politique, qu’on peut qualifier de paradigmatiques, ont de profondes implications pour la politique intérieure. Les nouveaux accords de libre-échange créent des effets importants à l’intérieur des frontières des États (Young 2016), effets qui touchent directement ou indirectement les juridictions des entités fédérées. En conséquence, les gouvernements centraux dans les fédérations ont une incitation, voire une obligation légale, d’inclure ces entités fédérées dans les négociations d’accords commerciaux, bien que par des formes très variantes, allant de la consultation informelle à une participation plus directe. Au Canada, par exemple, l’ordre de gouvernement central jouit d’une compétence exclusive en matière de politique commerciale internationale. Cependant, puisqu’il ne peut faire respecter à lui-seul les engagements du Canada en matière de politique commerciale internationale lorsque ceux-ci se rapportent aux compétences exclusives des provinces, Ottawa cherche généralement à s’assurer du soutien des entités fédérées lorsqu’il conclut des accords de libre-échange (Hederer et Leblond, 2020). Dans le cas des négociations de l’AECG, par exemple, les provinces et les territoires ont même été invités à participer directement à certains cycles de négociations avec la Commission européenne (Kukucha, 2016). Bien que la perspective d’éventuels problèmes dans la mise en œuvre encourage l’inclusion des provinces dans la politique commerciale au Canada, il reste cependant à la discrétion d’Ottawa de décider si et comment les provinces et territoires participent au processus de négociations (Paquin, 2020).
En revanche, en Allemagne, une obligation légale peut forcer, sous certaines conditions, le gouvernement fédéral à obtenir le soutien des Länder pour conclure les accords commerciaux. La nature de ces conditions fait encore l’objet de débats entre les juristes. L’opinion dominante parmi propose néanmoins que la ratification par la seconde chambre, le Bundesrat, doit prendre la forme d’une loi de consentement (c’est-à-dire, en fait, un droit de codécision) chaque fois qu’un « accord mixte » déclenche une obligation d’approbation conformément à la Loi fondamentale (Broschek, Bußjäger et Schramek, 2020).
Mais la fédéralisation de la politique commerciale ne résulte pas seulement d’une dynamique « du haut vers le bas », soit d’une incitation ou d’une obligation légale du gouvernement central d’ouvrir la porte à une implication des entités fédérées. Les nouveaux accords de libre-échange affectent également les différents intérêts des entités fédérées, les mobilisant pour une participation « du bas vers le haut ». En d’autres termes, les entités fédérées ne se contentent pas de réagir passivement au changement de politique commerciale, mais réclament parfois aussi activement un nouveau rôle dans ce domaine politique. Nous avons identifié trois types d’intérêts qui incitent les acteurs des entités fédérées à adopter une position plus active en matière de politique commerciale : les intérêts régionaux économiques (1), institutionnels (2) et politiques (3) (Broschek et Goff, 2020b).
La littérature sur la géographie économique régionale rapporte que les entités fédérées s’engagent dans la politique commerciale parce qu’elles cherchent à protéger et à développer davantage leur économie régionale. En conséquence, des facteurs tels que la taille de l’économie des entités fédérées, les secteurs économiques dominants et leur intégration dans l’économie mondiale façonnent les préférences des entités fédérées en matière de politique commerciale et, en bout de compte, les engagent à y intervenir plus activement.
Le néo-institutionnalisme souligne l’importance de l’intérêt bureaucratique, c’est-à-dire la capacité des institutions politiques et administratives à maintenir, voire à étendre, leur autonomie dans régulation et la mise en œuvre de leurs objectifs politiques. Par conséquent, les entités fédérées peuvent également être animées par le désir d’éviter de perdre une partie leur autorité par le biais d’accords commerciaux, et ce, au profit, notamment, d’organes non élus chargés de surveiller et de faire appliquer les dispositions des accords commerciaux. Les comités de coopération réglementaire ou les tribunaux de règlement des différends entre investisseurs et États en sont des exemples.
Enfin, les entités fédérées développent également des préférences politico-idéologiques à l’égard de la politique commerciale. En conséquence, leurs gouvernements cherchent à participer à la politique commerciale de manière à façonner les accords de libre-échange en fonction de leurs préférences politiques. Les intérêts politiques pointent également vers l’importance des partis politiques qui fonctionnent sur l’ensemble des arènes démocratiques (provincial et fédéral) et vers le rôle des groupes d’intérêt et des mouvements sociaux pour comprendre les modèles de fédéralisation de la politique commerciale.
Les types d’intérêts qui prévalent dans les différents systèmes fédéraux varient significativement d’un système à l’autre (Broschek et Goff, 2020c). Dans les fédérations anglo-saxonnes et en Suisse, les intérêts économiques régionaux sont le principal moteur des efforts déployés par les entités fédérées pour façonner la politique commerciale. Le schéma général dans ces fédérations est similaire : les entités fédérées sont généralement favorables à la libéralisation par le biais d’accords de libre-échange, mais cherchent à garantir l’existence de dispositions qui exemptent certains secteurs, notamment l’agriculture, la pêche ou les marchés publics. Dans ces fédérations, la politique commerciale internationale est aussi souvent étroitement liée à la politique commerciale intérieure (Anderson, 2012; Kukucha, 2015; Egan, 2015; Hederer et Leblond, 2020; Egan et Guimarares, 2019). Par exemple, parallèlement aux négociations de l’AECG, les provinces canadiennes ont négocié plusieurs accords intergouvernementaux bi- et multilatéraux afin d’éliminer les obstacles au commerce intérieur par l’harmonisation de certaines normes (Kukucha 2015).
Dans les fédérations d’Europe continentale, les intérêts économiques régionaux ne sont pas entièrement absents, mais les intérêts institutionnels et politiques prédominent clairement, et se renforcent parfois même mutuellement. Par exemple, les préoccupations relatives aux mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, de même qu’en ce qui a trait à la coopération réglementaire, font constamment surface dans les résolutions parlementaires et intergouvernementales des entités fédérées en Belgique, en Autriche et en Allemagne. Les acteurs de ces entités fédérées anticipent une perte irréversible de leur autorité politique par le biais de ces mécanismes, qui sont des éléments essentiels de la plupart des accords de libre-échange récents. En outre, ils craignent une érosion des normes réglementaires et le démantèlement du principe de précaution, avec des implications négatives pour les normes du travail et les normes environnementales, les infrastructures publiques ou la protection des consommateurs (cf. Broschek, Bußjäger et Schramek, 2020).
2 Comment les entités fédérées participent-elles à la politique commerciale?
La capacité des entités fédérées à façonner la politique commerciale varie considérablement d’un cas à l’autre. Les Länder autrichiens, par exemple, étaient unis dans leur opposition à l’AECG, quelle que soit la coalition des partis au pouvoir. Pourtant, le gouvernement fédéral a pu ratifier l’accord, en juin 2018. Les Länder allemands, en revanche, étaient divisés dans leur position vis-à-vis l’AECG. Les gouvernements de coalition comprenant les démocrates-chrétiens (CDU/CSU) ou le FDP libéral ont généralement soutenus l’AECG, tandis que les gouvernements de coalition formés par des partis de gauche (SPD, Verts et/ou le Linke) ont eu tendance à s’y opposer. Dans certains cas, les partenaires coalition ont convenu de s’abstenir dans le cas où un projet de loi de ratification serait présenté. Or, cela signifie qu’un tel projet de loi ne serait probablement pas approuvé par les Länder dans la seconde chambre, le Bundesrat. Et de fait, la ratification de l’AECG par l’Allemagne est toujours en cours.
Les différences institutionnelles entre les systèmes fédéraux sont importantes pour comprendre la force relative des entités fédérées dans la politique commerciale. Par exemple, le rôle relativement fort du Bundesrat allemand octroie aux gouvernements des Länder la possibilité d’opposer leur veto aux accords commerciaux, dans certaines circonstances, alors que les Länder autrichiens ne disposent pas d’une telle ressource institutionnelle. De manière plus générale, trois éléments institutionnels de l’architecture fédérale offrent aux entités fédérées des moyens de pression différents pour assumer un rôle dans la politique commerciale : les compétences (directement ou indirectement liées à la politique commerciale), le système de relations intergouvernementales (RIG) en vigueur et la nature de seconde chambre au sein de l’ordre de gouvernement central.
Les compétences directes qui sont liées à la politique commerciale positionnent les entités fédérées dans un rapport de force avantageux. Elles sont cependant l’exception. Les régions et communautés belges sont uniques à cet égard : la Constitution belge ne comporte pas de hiérarchie des normes constitutionnelles et suppose que les divers ordres de gouvernement sont à la fois souverains dans les éléments de compétence nationaux et internationaux qui leur sont attribués (Bursens et Massart-Piérard, 2009). Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des fédérations, la politique commerciale internationale en Belgique n’est pas une compétence fédérale exclusive. Par conséquent, les régions et les communautés jouissent de droits importants qui sont inscrits dans la Constitution, ce qui explique pourquoi le gouvernement wallon a pu menacer la ratification de l’AECG par la Belgique. Les cantons suisses sont dans une position similaire. Bien que, contrairement à la Belgique, la Confédération soit responsable des relations extérieures, la Constitution accorde aux cantons des droits de consultation, ou même de participation, chaque fois que leurs compétences sont affectées. Cela inclut la politique commerciale, où le gouvernement fédéral doit prendre en compte les intérêts cantonaux dans la formulation du mandat de négociation et le processus de négociation lui-même (Ziegler, 2020).
Dans la plupart des fédérations, cependant, les entités fédérées sont plutôt habilitées indirectement à prendre part aux processus de négociation, et ce, même lorsque les dispositions des accords commerciaux empiètent sur leurs compétences. Avec l’apparition de nouveaux accords de libre-échange « profonds », cela est plus souvent le cas que par le passé. Dans les systèmes où les entités fédérées ont de nombreux pouvoirs exclusifs, comme au Canada, il devient probable que les accords de libre-échange affectent leurs compétences.
Mais même dans les fédérations plus centralisées, comme en Australie, l’ordre de gouvernement central peut avoir intérêt à consulter les entités fédérées lors de la phase de mise en œuvre, pour s’assurer du respect des dispositions contenues dans les accords commerciaux. Deux facteurs sont particulièrement importants à cet égard : premièrement, l’ambiguïté institutionnelle qui découle de la répartition des compétences peut contribuer à ce que les entités fédérées fassent valoir que les dispositions commerciales ont un impact sur leurs champs de compétences propres. Deuxièmement, il s’agit de l’existence (ou de l’absence) de pouvoirs fédéraux prépondérants. Par exemple, aux États-Unis, les États doivent se conformer aux dispositions commerciales une fois qu’elles sont en vigueur dans le droit fédéral; celui-ci ayant préséance sur la réglementation au niveau des États. Le gouvernement fédéral canadien ne dispose pas d’un tel pouvoir prépondérant lorsque des compétences exclusives des provinces sont concernées.
Le système de RIG à l’œuvre offre également aux entités fédérées des possibilités variées de s’engager dans la politique commerciale. Par le biais de conseils intergouvernementaux, les entités fédérées peuvent essayer de coordonner leurs intérêts de manière horizontale, et de coopérer verticalement avec l’ordre de gouvernement central. De manière générale, les variations des RIG sont liées à leur degré d’institutionnalisation. Les fédérations d’Europe continentale parvenues à maturité que sont l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse se caractérisent par un degré relativement élevé d’institutionnalisation des RIG, tant sur les plans horizontal que vertical. Les Länder autrichiens et allemands ont utilisé le système des RIG, principalement de manière horizontale, pour formuler plusieurs résolutions sur les dispositions de politique commerciale, en particulier sur le PTCI et l’AECG (Broschek, Bußjäger et Schramek, 2020). En Suisse, les cantons coordonnent aussi leurs intérêts en matière de politique commerciale suivant une logique horizontale, mais ils le font par l’intermédiaire de la Conférence des gouvernements cantonaux, et interagissent verticalement avec le gouvernement fédéral dans le cadre d’un dialogue plutôt informel (Ziegler 2020).
En revanche, les RIG sont moins institutionnalisés dans les fédérations anglo-saxonnes et, dans une certaine mesure, en Belgique (Broschek et Goff 2018). Lorsque l’ancien Ministre-président de la Wallonie, Paul Magnette, a expliqué l’opposition de la région à l’AECG, en octobre 2016, il a reproché au gouvernement fédéral de ne pas avoir coopéré avec les régions et les communautés dès le début du processus, de manière à répondre à leurs préoccupations (Magnette, 2016). Au Canada, les provinces et le fédéral ont cherché à institutionnaliser les RIG dans la politique commerciale dans les années 1990, et ce, par le biais du système de comité C-Trade, où les responsables du commerce se rencontrent et échangent des informations sur une base régulière (Kukucha, 2008; Paquin, 2020). En outre, et surtout, les deux ordres de gouvernement se coordonnent et coopèrent par des moyens informels chaque fois que sont négociés des accords de libre-échange susceptibles d’affecter les provinces. L’inclusion des provinces et les modalités de leur participation dépendent toutefois de la volonté du gouvernement fédéral en place. Qui plus est, les provinces ont également été très actives sur une base individuelle. Par exemple, l’ancienne première ministre de l’Ontario, Kathleen Wynne, a rencontré 33 gouverneurs d’États américains et sénateurs au cours de la renégociation de l’ALENA (Inside U.S. Trade, 2018), et le Québec a élaboré, de son côté, un programme de politique commerciale ambitieux (Schram, 2019; 2020).
Enfin, l’une des fonctions des secondes chambres dans les systèmes fédéraux est de veiller à la représentation des intérêts régionaux au sein des institutions fédérales. Toutefois, à l’exception notable du Bundesrat allemand, nous constatons que les secondes chambres jouent un rôle mineur dans les efforts des entités fédérées pour façonner la politique commerciale. D’ailleurs, le Bundesrat n’est pas élu, mais composé de membres qui proviennent des gouvernements des Länder. Dans les autres fédérations, les sénateurs sont généralement élus. La ligne de parti se superpose alors souvent aux intérêts régionaux; et même si les sénateurs cherchent à défendre les préoccupations régionales, comme c’est souvent le cas au Sénat américain, ils ne parlent que rarement au nom des entités fédérées elles-mêmes (Broschek et Goff, 2018).
3 Vers une nouvelle politique commerciale à multiples niveaux?
Ces tendances suggèrent que la fédéralisation de la politique commerciale est une tendance lourde, mais qui n’est pas uniforme dans sa matérialisation. L’implication des entités fédérées dans la politique commerciale présente des modèles variés, moyennant l’interaction de différents facteurs (Broschek et Goff 2020c).
Les tendances et les modes de fédéralisation de la politique commerciale sont multiples. Les variations dans le degré d’engagement des entités fédérées se rapportent, par exemple, à une dimension temporelle. Cette dimension temporelle ne se réfère pas seulement à la différence entre les pionniers en la matière – comme les États australiens ou les provinces canadiennes – et les entités fédérées plus récemment actives dans le domaine de la politique commerciale – comme les Länder autrichiens ou allemands. La dimension temporelle pointe également en direction des variations qui découlent du moment précis où interviennent les entités fédérées, c’est-à-dire si elles participent activement à la formulation des accords de politique commerciale, ou si leur rôle se limite davantage au processus de ratification.
La participation des entités fédérées semble également être conséquente de divers intérêts; les intérêts économiques régionaux étant les principaux moteurs de leur implication dans les fédérations anglo-saxonnes et en Suisse, tandis que les intérêts institutionnels et politiques ont plus de poids dans les fédérations d’Europe continentale. Les entités fédérées sont également dotées de ressources institutionnelles qui divergent, ce qui façonnent leurs stratégies et, en fin de compte, leur pouvoir vis-à-vis l’ordre de gouvernement central. Enfin, la politique de partis, la dynamique des groupes d’intérêt et le degré de mobilisation de la société civile influent de différentes manières sur le processus de fédéralisation de la politique commerciale internationale. Si la politique de partis et la mobilisation sociale sont des données importantes dans plusieurs fédérations européennes, ces facteurs sont plutôt négligeables en Australie, au Canada ou en Suisse (cf. Bollen, De Ville et Gheyle, 2020; Siles-Brügge et Strange, 2020; Schram, 2020).
Conclusion
Ces phénomènes ont conduit à l’essor d’un programme de recherche fascinant pour les spécialistes du fédéralisme et du régionalisme comparés. Nous devons non seulement mieux comprendre comment différents facteurs interagissent ensemble dans divers cas spécifiques, mais il importe également de savoir si nous assistons à une transformation majeure et durable de la gouvernance de la politique commerciale internationale. En ce qui concerne les conséquences à long terme, il reste à voir si les entités fédérées seront de plus en plus en mesure de consolider leur nouveau rôle dans la politique commerciale, puis de formaliser celui-ci. Des capacités administratives limitées, par exemple, peuvent entraver leurs efforts en cette matière. En outre, la nature des accords de politique commerciale peut aussi changer à nouveau, ce qui risque d’exclure toute possibilité future de participation des entités fédérées. L’Union européenne, par exemple, semble avoir tiré les leçons de l’expérience du difficile processus de ratification de l’AECG, en évitant à l’avenir les dispositions qui pourraient rendre un accord « mixte » (c’est-à-dire touchant aux compétences des États membres) (van der Loo, 2018). Même au Canada, où les provinces jouent un rôle dans la politique commerciale depuis les années 1980, le niveau d’engagement provincial varie d’un accord à l’autre, sans qu’un cadre intergouvernemental formel ne soit en place afin de clarifier et d’institutionnaliser la gouvernance de la politique commerciale internationale. Les cantons suisses ou les régions et communautés belges, en revanche, ont des droits de participation qui sont inscrits formellement dans la Constitution, ce qui signifie que nous devrions nous attendre à un rôle permanent des entités fédérées dans ce domaine. Enfin, le Pays de Galles et l’Écosse sont en train d’élaborer un programme de politique commerciale ambitieux, ce qui laisse présager que la fédéralisation de la politique commerciale internationale ne constitue peut-être qu’un pan d’une transformation plus large vers une politique commerciale multi-niveaux, dans laquelle les entités décentralisées des États unitaires joueront également un rôle important.
Lectures suggérées
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