Eduardo Wassim AboultaifEduardo Wassim Aboultaif est professeur adjoint à l’Université Saint-Esprit de Kaslik. Outre son dernier ouvrage, Power Sharing in Lebanon : Consociationalism since 1820, il a publié plusieurs articles sur le partage du pouvoir au sein de sociétés divisées, dont celles du Liban, de l’Irak, de la Bosnie-Herzégovine et de l’Irlande du Nord. Ses travaux, qui portent sur les facteurs institutionnels et non structurels qui influent sur le partage du pouvoir au sein de ces sociétés divisées, sont publiés dans les revues Ethnopolitics, International Political Science Review et Nations and Nationalism. |
Résumé
Le débat de la question du fédéralisme au Liban remonte à avant la guerre civile de 1975. L’accord de Taëf, signé en 1989, a mis à l’écart le fédéralisme au profit de la décentralisation administrative. Aujourd’hui, l’option du fédéralisme refait surface et certains milieux la considèrent comme une solution à tous les maux du pays. Cet article vise à exposer les lacunes d’une éventuelle solution fédérale pour la république libanaise.
Introduction
Le débat sur la question du fédéralisme au Liban a débuté juste avant la guerre civile libanaise de 1975. Les partis de droite ralliés derrière le Front libanais, à majorité chrétienne, se sont faits les chantres de la cause fédéraliste. Le traité de la réconciliation nationale de 1989, mieux connu sous le nom d’« accord de Taëf » (ville saoudienne où l’accord est intervenu) et signé sous les auspices de dirigeants régionaux et internationaux, a mis fin à la guerre civile libanaise et instauré une structure de décentralisation administrative plutôt qu’un système fédéral.
Aujourd’hui, le Liban connaît la pire crise économique de son histoire : les épargnants sont sur le point de perdre toutes leurs économies, le pays est en défaut de paiement sur sa dette depuis mars 2020, l’économie, qui dépend entièrement des importations, vit une pénurie de dollars, il n’existe aucun plan de redressement économique et, surtout, la mise sur pied d’un nouveau gouvernement tarde. Or, dans certains cercles, on préconise l’adoption d’une option fédérale au Liban comme solution à l’impasse politique et à la crise économique que traverse le pays, Ainsi, la question à laquelle je tenterai de répondre ici est la suivante : Le fédéralisme est-il une option viable pour un pays petit, mais très diversifié, comme le Liban? Pour ce faire, j’exposerai d’abord les caractéristiques du fédéralisme inventoriées dans la littérature et je parlerai de l’expérience fédérale ratée dans le Liban du XIXe siècle, qui s’est échelonnée sur presque deux décennies. Par la suite, j’exposerai les lacunes d’une option fédérale pour le Liban d’aujourd’hui.
Des caractéristiques du fédéralisme
Bon nombre de systèmes fédéraux ont ceci de particulier que chaque entité qui les compose possède sa propre constitution formulée par écrit, que les autorités centrales sont tenues de respecter. Cette constitution confère à ces entités l’autonomie territoriale nécessaire pour permettre à ses institutions de gouverner. La ligne de démarcation séparant les entités fédérées doit donc être définie clairement en raison de la portée de leurs lois respectives. Bon nombre de systèmes fédéraux se distinguent aussi par leur nature bicamérale, comme celui des États-Unis, où les États sont représentés de façon égale au Sénat (la chambre haute) et proportionnellement à leur population à la Chambre des représentants (la chambre basse).
Selon le modèle fédéral, chaque entité doit administrer ses propres domaines bureaucratiques et institutionnels. En conséquence, les États fédérés ont leurs propres ministères chargés de s’occuper des affaires de la population vivant à l’intérieur de leur territoire. De plus, chaque entité dispose de lois, d’un système judiciaire, d’un régime fiscal, d’une politique d’éducation et, surtout, d’un appareil de sécurité en propre (Lijphart, 1979), et chacune fonctionne un peu comme un État indépendant (Lijphart, 1985). Les rapports entre les autorités centrales et les gouvernements des unités constituantes peuvent varier, car le fédéralisme peut suivre un modèle fortement décentralisé où davantage de pouvoirs sont accordés aux entités fédérées comme en Belgique et en Suisse ou encore suivre un modèle plus équilibré, comme aux États-Unis.
Il convient de souligner que les plus belles réussites en matière de fédéralisme peuvent être observées dans des États s’étalant sur un vaste territoire, comparativement à la taille du Liban. Soulignons également que ces États appliquent le principe de l’autonomie territoriale à des fins administratives, soit en raison de leur grande superficie, comme c’est le cas pour les États-Unis, soit pour permettre aux communautés ethniques de se gouverner (McGarry et O’Leary, 2005), en particulier lorsque les frontières ethniques sont bien définies, comme au Québec (Canada), en Belgique et en Suisse. Il arrive toutefois que ces frontières ne soient pas tracées de façon aussi nette et que le territoire de l’État même soit exigu, comme dans le cas du Liban. C’est pourquoi la mise en œuvre de l’option fédérale en réponse aux problèmes politiques (et, depuis récemment, économiques), dans le cas du Liban, relève du mythe ou de l’illusion.
Expérience passée du « petit Liban » fédéral
En 1840, après une série de massacres entre chrétiens maronites et druzes au Mont-Liban, les puissances occidentales (Royaume-Uni, Autriche, France, Prusse et Russie) sont intervenues et ont mis fin à la crise. Un système politique appelé « régime du double caïmacanat » (double préfecture du Mont-Liban) a alors été établi. Ce système reposait sur la division de la montagne en deux parties – la partie nord devant être gouvernée par un émir chrétien maronite et la partie sud, par un émir druze –, situées de part et d’autre de la fameuse route de Damas, qui relie Beyrouth à Damas (Churchill, 1862).
Deux régions autonomes et complètement indépendantes l’une de l’autre, rappelant les systèmes fédéraux modernes, ont ainsi été créées. Chacune disposait de ses propres lois et règlements, systèmes fiscaux et modèles d’interactions sociopolitiques entre l’émir et ses sujets. Les difficultés sont apparues parce que l’autonomie territoriale ne satisfaisait pas l’Église maronite (puissance politique émergente à l’époque), qui exigeait que les chrétiens vivant dans le sud soient gouvernés par l’émir chrétien plutôt que par l’émir druze, sous peine d’être excommuniés. Ainsi, les contestations relativement au pouvoir de l’émir druze, malgré l’autonomie territoriale acquise, ont conduit aux violences de 1860 et à l’échec de l’expérimentation d’un régime quasi fédéral sur la montagne (Aboultaif, 2019).
La crise démocratique du Liban fédéral
L’option fédérale convient parfaitement à l’État dont les frontières ethniques sont clairement définies, mais aussi où les groupes multiethniques qui ont été soumis à un processus d’« ethnurgie » (Hanf, 1995), c’est-à-dire à un processus de politisation des identités ethniques ou, en d’autres termes, à la société fédérale dont les entités sont assez homogènes, comme en Belgique et en Suisse. Au Liban, néanmoins, la plupart des régions, voire leur totalité, sont essentiellement mixtes, comme l’illustre la carte ci-dessous. Ainsi, la première question à résoudre en vue de la mise en place d’une solution fédérale est la délimitation des frontières fédérales. L’expérience du XIXe siècle nous a enseigné que les Libanais n’étaient pas capables d’appréhender les limites d’une souveraineté non autonome, c’est-à-dire culturelle. Par conséquent, les notions d’autonomie culturelle et d’autonomie territoriale entreront vraisemblablement en conflit, le Liban n’ayant pas de frontières territoriales homogènes. C’est ce qui a amené Theodor Hanf à qualifier la guerre civile libanaise de « coexistence dans le Liban de guerre » (Hanf, 1993).
Paysage politique de partage du pouvoir (depuis 1860, de manière officielle), le Liban est lourdement tributaire de la répartition confessionnelle des sièges dans sa représentation politique. Compte tenu de la grande diversité démographique des régions, il convient de se demander à quelle confession devrait appartenir le gouverneur de la région du Chouf, par exemple, qui pourrait constituer de plein droit une entité fédérée. Même chose pour les gouverneurs de Beyrouth et de Bekaa. Il y a lieu également de se demander s’il n’est pas plutôt préférable de trouver « la » formule de représentation communale à appliquer au sein du parlement à l’échelon de chaque entité fédérée. Le Liban n’a jamais appliqué de formule de représentation démographique appropriée, qu’on pense à la répartition selon un ratio de 6 à 4 en faveur des chrétiens instaurée après l’indépendance (même si presque la moitié de la population était musulmane) ou le système de parité islamo-chrétienne appliqué dans la République de Taëf (même si, de nos jours, moins de la moitié de la population est chrétienne).
Constitution et culture
Chaque entité fédérée doit disposer d’une constitution écrite en propre. Compte tenu de la grande hétérogénéité des unités constituantes du Liban, l’appartenance culturelle et la nature des lois risquent de faire l’objet de vives contestations. Prenons par exemple une entité fédérée éventuelle située dans le sud du Liban, à prédominance chiite, regroupant de nombreux partisans du Hezbollah. Bien que la majorité de la population du sud soit chiite, la région compte également un nombre respectable de chrétiens et de Druzes. En raison de la présence du Hezbollah, la constitution de cette entité sera fort probablement inspirée par la charia, et plus particulièrement par la doctrine politique de l’ayatollah Khomeiny, le Velayat-e faqih. Déjà, le pillage des boutiques d’alcool dans le sud est chose fréquente. Imaginons maintenant le sort qui attendrait les personnes laïques et non religieuses dans ce genre d’entité fédérée. Comme autre difficulté à envisager, citons le statut des communautés chrétiennes et druzes dans une région dont la constitution pourrait être très intimement liée avec celle de l’Iran.
Sécurité
En dernier lieu, il convient d’aborder la question du maintien de l’ordre au sein des communautés de chaque entité fédérée. Actuellement, avec sa présence en tant que groupe militaire armé, le Hezbollah, en acquiesçant à l’instauration d’un système fédéral, risque fort d’exiger en contrepartie sa légitimisation constitutionnelle en vertu d’une disposition l’autorisant à fonctionner indépendamment des autorités fédérales. Qui plus est, d’autres entités risquent de lui emboîter le pas en mettant sur pied des corps de police sur papier, mais ayant en fait les capacités d’une armée. On pourrait dès lors assister à la militarisation des sociétés du Liban fédéral, étant donné que, comme nous l’avons indiqué, certaines entités sont placées sous l’égide d’une organisation régionale, comme dans le cas de l’Iran et du Hezbollah.
La composition des forces de sécurité doit être prise en considération. Cette fois encore, quelle devra être la formule de répartition ethnique à privilégier pour les forces de police? À quelle communauté le chef de police appartiendra-t-il et quels seront ses pouvoirs? De qui relèvera le corps de police? De gouverneur? Du parlement de l’entité? De même, il convient de s’interroger sur la composition des gardes nationales et des instances autorisées à les déployer. Il a fallu au Liban plus de trois décennies, une guerre civile à petite échelle en 1958 et une à grande échelle en 1975 pour réformer son armée. Le processus pour parvenir à un accord sur cette question de sécurité sera ardu.
Conclusion
Le Liban doit se soumettre à une réforme politique, à commencer par l’adoption d’une nouvelle loi électorale pour permettre aux nouveaux acteurs du paysage politique de présenter de nouvelles idées qui pourraient mener au changement. L’appareil politique actuel est un vestige de la guerre civile qui a pris fin en 1990. Le régime politique de Taëf constitue la meilleure formule de partage du pouvoir que le Liban puisse mettre en œuvre pour atteindre la stabilité. Inutile, donc, de débattre de la question du fédéralisme vu que l’accord de Taëf parle de décentralisation. Le problème, c’est que les Libanais cherchent des formules politiques accrocheuses en faisant fi des dangers, ou des menaces, qu’implique leur mise en œuvre. On peut affirmer sans crainte de se tromper le que le fédéralisme est un mythe et une illusion au Liban. Les dispositifs qu’exige l’instauration d’un régime fédéral au Liban ne sont pas garant de stabilité ni de prospérité. Peut-être devrons-nous remanier l’accord de Taëf plutôt que le régime politique.
Traduction par Josée Brisson, trad. a.
Aboultaif, E. W. 2021. La question fédérale au Liban : Mythes et illusions, 50 déclinaisons de fédéralisme.
Références
Aboultaif, Eduardo Wassim, 2019. Power Sharing in Lebanon: Consociationalism since 1820. London, Routledge, 2019
Churchill, Charles Henry Spencer. [1869], 2007. The Druze and the Maronite Under the Turkish Rule from 1840 to 1860. New York: Cornell University.
Hanf, Theodor. 1993. Coexistence in Wartime Lebanon: Decline of a State and Rise of a Nation. Traduit par John Richardson. London: I.B. Tauris and the Centre for Lebanese Studies.
Lijphart, Arend. 1979. Consociation and Federation: Conceptual and Empirical Links. Canadian Journal of Political Science 12 (3): 499–516.
Lijphart, Arend. 1985. Non-Majoritarian Democracy: A Comparison of Federal and Consociational Theories. Publius: The Journal of Federalism 15 (2): 3–15.
McGarry, John et O’Leary, Brendan. 2005, Federation as a Method of Ethnic Conflict Regulation. Dans : S.J.R. Noel (dir.), From Power-sharing to Democracy: Post-conflict Institutions in Ethnically Divided Societies. Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press, pp. 263-296.
Kondrashov, Sergey. 2013. http://www.katagogi.com/LV2009/LebMap.aspx?I=EN
Lectures suggérées
Harris, William. 2012. Lebanon: A History 600–2011. Oxford: Oxford University Press.
Khalaf, Samir. 1994. Culture, Collective Memory, and the Restoration of Civility. Dans: D. Collings (dir.), Peace for Lebanon?. Colorado: Lynne Rienner, pp. 273-285.
Lijphart, Arend. 1985. Non-Majoritarian Democracy: A Comparison of Federal and Consociational Theories. Publius: The Journal of Federalism 15 (2): 3–15.