Le voile, le glaive et la balance : arguments moraux et légaux sur la sécession

Pau Bossacoma Busquets

pau.bossacoma@upf.edu

Pau Bossacoma Busquets est chargé de cours en droit public à l’Université Pompeu Fabra, à Barcelone, et conseiller juridique auprès du gouvernement de la Catalogne. Diplômé en droit et en sciences politiques, il fait partie des groupes de recherche en théorie politique et de l’Observatoire sur l’évolution des institutions en plus d’être membre du Centre d’Édimbourg pour le droit constitutionnel. Après sa maîtrise en droit, il a fait ses études de doctorat, sa thèse ayant porté sur la sécession. Ses travaux de recherche portent sur le constitutionnalisme, la démocratie, la citoyenneté, le nationalisme, l’autodétermination, la souveraineté, le fédéralisme et l’autonomie territoriale.

 

Résumé

L’efficacité et la légitimité des revendications et stratégies sécessionnistes doivent être étayées tant par des arguments moraux que légaux. Pour ce qui est du raisonnement moral, une théorie primaire nuancée du droit à la sécession et de ses caractéristiques réparatrices est présentée. En ce qui concerne l’aspect légal, une distinction est faite entre la logique réparatrice du droit international général et celle du droit constitutionnel. La nécessité d’enchâsser un droit primaire limité de sécession dans la constitution pour favoriser le respect multinational et, finalement, une sécession consensuelle, est ensuite défendue. Bien que la réglementation de la sécession par les lois soit souvent partielle et déficiente, l’aspect légal revêt une importance de premier plan dans les démocraties libérales.

 

Légalité et moralité comme sources de légitimité

« Sans conformité à la Constitution, il n’y a pas de légitimité à revendiquer [traduction] », comme l’a fait valoir le Tribunal constitutionnel d’Espagne dans l’arrêt marquant 259/2015 concernant la déclaration de 2015 sur le lancement du processus d’indépendance de la Catalogne. Bien que la légalité soit une source essentielle de légitimité au sein d’une démocratie libérale, la notion de légitimité est plus vaste et englobe d’autres concepts dont la moralité, la démocratie, le charisme, la tradition, l’obéissance et l’efficacité. Pourtant, le Tribunal a souligné que, « en vertu d’une conception démocratique du pouvoir, il n’y a pas de légitimité outre celle enchâssée dans la Constitution [traduction] », puisque cette loi fondamentale protège la volonté populaire exprimée par le peuple souverain et constitutif (comprendre ici le peuple espagnol).

En dépit de ce fondamentalisme constitutionnel fondé sur un monisme démotique, des sociétés différentes peuvent être régies par la même constitution et former des majorités démocratiques légitimes, comme l’a soutenu la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec de 1998. Le droit constitutionnel devrait donc ouvrir la voie à la négociation de changements constitutionnels lorsqu’une nette majorité démocratique exprime clairement la volonté de faire sécession. Sinon, l’application rigoureuse de la constitution en vigueur pourrait avoir l’effet d’un carcan pour les nations minoritaires telles que celles de la Catalogne et du Québec.

Les constitutions codifiées et rigides peuvent garantir le droit à l’autodétermination interne, à l’autonomie territoriale et au fédéralisme, mais elles dressent souvent des obstacles légaux quasi insurmontables empêchant l’autodétermination externe et la sécession (et même la tenue de référendums sur ces dernières questions). Dans ce contexte, pour une interprétation harmonieuse de l’architecture constitutionnelle (légalité) et de l’équité multinationale (moralité), il faudrait qu’il existe au sein de la nation minoritaire plutôt qu’au sein de l’ensemble de l’État des majorités limitées en faveur de la sécession. Essentiellement, le droit de sécession prévu dans une constitution est un type de procédure spéciale de modification constitutionnelle.

Théories morales de la sécession

Les lois sur la sécession sont généralement biaisées et déficientes. C’est pourquoi l’argument moral revêt une importance toute particulière. Les théories morales de la sécession peuvent être classées de la façon suivante :

  1. théories du droit de réparation : droit à la sécession d’un groupe qui a été victime d’injustices;
  2. théories du droit primaire : droit à la sécession d’un groupe qui n’a pas été victime d’injustices;
    • théories attributives : droit primaire à la sécession de groupes spéciaux tels que des collectivités nationales ou des unités fédérées;
    • théories associatives : droit primaire à la sécession de tout groupe concentré sur le plan géographique.

Le débat moral sur la sécession s’articule beaucoup trop autour de ces théories pures. C’est pourquoi des théories plus éclectiques, complexes et nuancées devraient aussi être prises en considération. Comme je le soutiens dans Morality and Legality of Secession (moralité et légalité de la sécession), plus l’État accorde aux nations minoritaires un traitement « juste », plus les conditions requises pour faire sécession devraient être exigeantes. À la différence des théories axées sur le droit de réparation, il est plus raisonnable de rendre la sécession difficile qu’impossible, particulièrement dans les démocraties libérales. Et, contrairement à la plupart des théories du droit primaire, je soutiens que le droit de sécession devrait être limité si le groupe qui le revendique n’est pas victime d’injustices flagrantes. Cette façon nouvelle d’aborder la sécession est donc plus progressive, nuancée et malléable que d’autres. La moralité, à l’instar de la légitimité, est une question de dosage.

J’ai appelé cette approche la « justice comme équité multinationale », parce qu’elle s’inspire de la conception rawlsienne du contrat social en vertu de laquelle les nations, derrière le voile de l’ignorance, sont conviées de façon hypothétique à former un État multinational. Ces nations adhéreraient à un contrat hypothétique multinational accordant, au deuxième article, un droit primaire de faire sécession aux nations minoritaires. Toutefois, dans cet article, ce droit serait assujetti à plusieurs conditions de nature procédurale, substantielle et matérielle englobées dans les principes suivants :

  1. le principe de démocratie;
  2. les principes de négociation et d’accord;
  3. le principe de nécessité du nationalisme libéral;
  4. le principe du respect des droits de la personne et protection des minorités;
  5. le principe de territorialité;
  6. les principes de viabilité et de compensation;
  7. le principe de protection contre les préjudices graves à autrui.

Bien que ces principes doivent servir à encadrer la sécession dans les sociétés démocratiques libérales, ils peuvent servir d’orientations dans des contextes moins idéaux. Sur ce chapitre, la justice comme équité multinationale présente quelques caractéristiques réparatrices. Plus précisément, les conditions requises pour faire sécession ne s’appliquent pas ou pas tant si l’État parent a commis ou commet une injustice à l’encontre du territoire sécessionniste, par exemple en cas d’occupation militaire, d’exploitation économique ou de violations graves des droits de la personne ou du droit à l’autodétermination interne.

Droit international et droit constitutionnel

Le colonialisme et l’annexion constituent des injustices qui confèrent un droit international à faire sécession du point de vue de l’autodétermination externe. Puisqu’il est peu probable qu’un droit primaire de sécession puisse être accordé en vertu du droit international général, celui-ci devrait reconnaître un droit à l’autodétermination externe en guise de réparation en cas de violations graves et sélectives des droits de la personne ou de violations systématiques du droit d’autodétermination interne.

Plutôt que d’institutionnaliser la sécession en vertu du droit international, suivant la vision de nombreux philosophes, nous pouvons invoquer la justice comme équité multinationale, qui est pleinement institutionnalisée en vertu des pratiques et du droit constitutionnels des démocraties libérales. Ces dernières ayant été en mesure d’établir des cracies(structures de pouvoir) à force de réflexion et par choix, ne devraient-elles donc pas être capables d’établir et de transformer les dèmoï (pluriel de dèmos, qui signifie « peuple ») par les délibérations et le vote? Bien que les constitutions contemporaines ne reconnaissent généralement pas le droit à la sécession, plusieurs lois constitutionnelles passées et actuelles enchâssent ce droit ainsi qu’une suite non négligeable de règles et de doctrines constitutionnelles sur la tenue de référendums sur la sécession.

Il convient de souligner que la Cour suprême du Canada a adopté une position similaire dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec. Tout en reconnaissant le caractère distinctif de la population québécoise, la Cour a souligné que le droit international repose sur une logique réparatrice et a expliqué que le Québec n’avait pas subi d’injustices graves pouvant justifier l’exercice du droit à l’autodétermination externe. En revanche, la Cour s’est fondée sur les théories du droit primaire dans son interprétation du droit constitutionnel. Même s’il n’existe pas de droit de sécession unilatérale en vertu du droit international et constitutionnel, la Cour a précisé que de l’expression démocratique claire en faveur de la sécession découlait une obligation constitutionnelle de négocier un changement à la Constitution selon les principes de démocratie, de protection des minorités et de fédéralisme (multinational).

Ce renvoi constitue donc un exemple bien connu où la sécession a été introduite à titre de droit primaire à l’autodétermination dans une constitution parmi d’autres options constitutionnelles légitimes. En général, au lieu de rendre la sécession impossible, les hautes instances judiciaires et politiques devraient la rendre difficile en imposant des exigences raisonnables. Étant donné que les démocraties libérales ne peuvent survivre par la seule coercition, l’introduction de la sécession au sein de la constitution peut devenir une stratégie de persuasion et de (ré)conciliation. Ainsi, un droit constitutionnel bien limité à la sécession pourrait peut-être favoriser :

  1. la reconnaissance et le respect du pluralisme national;
  2. le respect du statut et des pouvoirs des nations minoritaires;
  3. la coopération et les compromis entre les nations majoritaires et minoritaires;
  4. l’intégration, la stabilité et le fédéralisme multinationaux;
  5. de nouvelles formes de partage des pouvoirs souverains et constitutifs;
  6. la sécession négociée et consensuelle.

Redéfinition des obstacles légaux à la sécession

La plupart des États ont tendance à poser des obstacles légaux à la sécession, qui peuvent être classés en fonction de la difficulté qu’ils représentent pour la sécession sur le plan juridique :

  1. clause d’éternité explicite;
  2. clause d’éternité implicite;
  3. révision constitutionnelle pour faire sécession;
  4. révision constitutionnelle pour tenir un référendum;
  5. conditions juridiques pour tenir un référendum;
  6. droit constitutionnel limité de faire sécession;
  7. conditions législatives pour faire sécession.

À l’instar de bien d’autres, la Constitution espagnole n’interdit pas expressément la sécession, mais une forme d’interdiction est exprimée dans les principes de souveraineté nationale, d’unité indissoluble et de défense de l’intégrité territoriale énoncés aux articles 1, 2 et 8. Ce qui pose problème, premièrement, c’est que cette interdiction est formulée comme une règle absolue plutôt que comme un principe à prendre en considération parmi d’autres. Deuxièmement, le Tribunal constitutionnel d’Espagne exige comme condition de sécession le lancement d’un processus de révision constitutionnelle particulièrement rigide ainsi que la tenue d’un référendum sur la question. Pourtant, de façon générale, lorsque l’unité et la sécession deviennent des enjeux importants, les obstacles constitutionnels à la sécession peuvent être redéfinis de manière à :

  1. prévenir les menaces abusives et les sécessions vaines;
  2. exiger l’expression d’un peuple constitutif véritable et non simplement celle de leaders sécessionnistes ou de masses sécessionnistes non représentatives;
  3. donner le temps à une majorité unioniste éventuelle de se faire jour;
  4. attendre que l’unité sécessionniste et l’État parent négocient et s’entendent;
  5. promouvoir les délibérations entre les factions;
  6. démontrer la présence d’un peuple souverain, cohésif et durable;
  7. protéger les personnes et les minorités;
  8. garantir, dans l’ensemble, le respect des principes de la justice comme équité multinationale.

Dans les sociétés démocratiques libérales, ce n’est qu’après une longue quête de moyens négociés et constitutionnels que des voies démocratiques unilatérales peuvent légitimement être envisagées pour faire tomber les obstacles constitutionnels. La sécession unilatérale requiert de la part de la nation sécessionniste qu’elle se présente comme peuple constitutif. Un long, vaste et rigoureux processus de délibération, de participation et mobilisation publiques doit être mené pour que l’ancienne constitution puisse laisser place au nouvel ordre constitutionnel. Une procédure constitutive caractérisée par un engagement populaire général, sérieux et intense émanera des règles et des autorités constituées.

La légalité comme faisabilité et responsabilité

Un mandat démocratique approprié devrait être établi avant la rupture légale, et particulièrement en démocratie libérale. Autrement dit, c’est la légitimité qui devrait mener à la transformation constitutionnelle, et non l’inverse. Or, une dose supplémentaire de légitimité démocratique s’impose, faute de légalité ou en opposition à la légalité. En effet, un mandat démocratique obtenu illégalement requiert plus d’intensité et de temps qu’un mandat obtenu légalement. De plus, le fait d’agir dans l’illégalité risque de poser quelques difficultés des points de vue de la faisabilité et de la responsabilité. Du point de vue de la faisabilité, dans le sens de la probabilité d’atteindre un objectif politique particulier; du point de vue de la responsabilité, dans le sens où les objectifs et stratégies qui entraînent des coûts ou des risques excessifs pour la justice et l’ordre social devront être mis de côté.

Revenons à notre exemple de la Catalogne pour illustrer notre propos. Déclarée inconstitutionnelle, la loi du référendum d’autodétermination convoquant le référendum sur l’indépendance de la Catalogne le 1er octobre 2017 a été immédiatement suspendue et son application, interdite. Cette action illégale a empêché la tenue de délibérations publiques appropriées. La plupart des partis et des électeurs unionistes n’avaient pas participé. Il n’y avait pas non plus de dispositifs de contrôle juridiques et démocratiques. La reconnaissance et la légitimité internes et externes faisaient également défaut. L’aspect illégal de l’action, conjugué à tous ces problèmes, a donné lieu à un mouvement de coercition du centre. Tous ces problèmes se sont ajoutés les uns aux autres et ont fini par former un cercle vicieux.

Le référendum a quand même eu lieu, et une déclaration d’indépendance a été faite par la suite. Comme on pouvait s’y attendre, la légitimité prima facie du référendum s’est vite affaiblie, la déclaration n’a pas été adoptée, la plupart des dirigeants sécessionnistes étaient, au moment de rédiger, en prison ou à l’étranger, et la sécession unilatérale précipitée semble perdre beaucoup d’appuis tant chez les politiciens que chez les Catalans. Encore une fois, le message est clair : la légalité et la moralité sont toutes deux d’importantes sources de légitimité. La moralité s’applique davantage à l’atteinte des objectifs finaux; la légalité, quant à elle, concerne la faisabilité et la responsabilité, particulièrement dans les démocraties libérales stables. Même si les sécessionnistes disposent d’arguments solides pour revendiquer leur droit moral à la sécession, la création d’un État repose rarement, voire jamais, sur des critères de moralité.

Épilogue

En démocrate libérale, les arguments moraux et légaux revêtent, comme il se doit, une importance cruciale tant du point de vue interne qu’externe. Sur le plan externe, puisque la sécession n’est ni autorisée ni interdite en vertu du droit international, il appartient principalement aux entités sécessionnistes d’obtenir une reconnaissance internationale en tant que nouveaux États. Si la reconnaissance internationale continue d’évoluer, comme elle le devrait, dans le sens d’une pratique constitutive, collective et fondée sur des principes, les revendications normatives gagneront en pertinence. Le concept d’État de droit étant un principe fondateur, la législation en Union européenne semble s’intéresser davantage à la légalité interne de la sécession que le droit international, En effet, ce principe devrait être valorisé au sein d’une société d’États démocratiques libéraux. Par conséquent, dans le cadre d’études ultérieures, il conviendrait de déterminer si cette intégration supranationale rend et devrait rendre la sécession plus difficile en accordant préséance à la légalité plutôt qu’à la moralité. Il se peut que dans les États où la démocratie et le libéralisme sont plus développés, la légalité relègue en quelque sorte l’argument moral à l’arrière-plan.

Traduction par Josée Brisson, trad. a.

 

Citation suggérée : Bossacoma Busquets, P. 2020. « Le voile, le glaive et la balance : arguments moraux et légaux sur la sécession », 50 déclinaisons de fédéralisme.

 

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