Résumé
Le fédéralisme est au cœur de nombreux accords de paix existants ou projetés. Il l’est parce qu’il offre aux groupes territorialement concentrés – qui sont généralement des minorités au sein d’États plus vastes – une autonomie sur un certain nombre de points. Malgré tout, de tels arrangements sont souvent des compromis insatisfaisants, marqués par la recherche d’une plus grande autonomie de la part des groupes minoritaires (allant parfois jusqu’à des velléités de sécession ou d’unification avec un État-parent voisin) et par des tentatives de limitation de cette autonomie de la part des gouvernements centraux, qui cherchent à conserver leur pouvoir et à éviter la désintégration de leur État. La nature de compromis de telles mesures, ainsi que le contexte post-conflit dans lequel elles opèrent les rend fondamentalement instables. Cet article évalue le potentiel qu’ont les mécanismes de garantie pour dépasser ce caractère fondamentalement instable du fédéralisme lorsqu’il est mobilisé comme outil de résolution de conflit. Cette réflexion procèdera au travers de l’examen de deux cas, la Bosnie et l’Irak, dans lesquels le fédéralisme fut un élément central dans l’atteinte d’accords politiques visant à remédier à des conflits fondés sur une compétition entre groupes infra-étatiques.
Introduction
Le fédéralisme, ou plus généralement le concept d’autogouvernance territoriale, est une dimension centrale de nombreux accords de paix présents et en devenir. Il permet d’offrir une autonomie sur un ensemble de points à des groupes territorialement concentrés qui sont généralement des minorités au sein d’États plus grands. Une telle autonomie peut contribuer à atténuer les conflits infra-étatiques en répondant aux besoins de sécurité et de reconnaissance des différents groupes identitaires (Keil et Anderson, 2018). Malgré tout, le fait que de tels arrangements soient toujours des compromis – où les différents groupes en concurrence cherchent à gagner de plus grands degrés d’autonomie et où les gouvernements centraux cherchent au contraire à limiter ces mêmes gains d’autonomie – et qu’ils soient déployés dans un contexte post-conflit a pour conséquence de les rendre fondamentalement instables (Walsh, 2018a). Cet article illustre pourquoi et comment une telle instabilité appelle à l’inclusion de garanties supplémentaires permettant de rassurer les différents groupes quant au respect des arrangements fédéraux consentis et à l’absence d’efforts unilatéraux pour les altérer. De tels mécanismes peuvent être intégrés aux ordres juridiques nationaux ou opérés par l’entremise d’acteurs internationaux.
En offrant aux groupes minoritaires régionalement concentrés un degré d’autonomie sur les questions locales, l’État reconnaît la légitimité de leurs identités et les sécurisent en ce qu’il n’interférera pas dans leurs affaires internes. Comme l’estiment Rothchild et Hartzell, « en répandant le pouvoir politique aux intérêts infra-étatiques, l’autonomie territoriale est en mesure de rassurer les groupes minoritaires sur leur faculté à contrôler des questions sociales, culturelles et économiques essentielles pour le maintien de leurs identités et intérêts collectifs » (Rothchild et Hartzell, 1999, 254-171). Le fédéralisme, parce qu’il est structuré pour fournir aux groupes identitaires une mesure d’autogouvernance, offre également à ces derniers une reconnaissance officielle de leur identité. En se restructurant pour accommoder de telles identités, l’État reconnaît explicitement leur légitimité et passe d’un stade où elles devaient être l’objet d’une répression, à celui où elles sont officiellement acceptées, ce qui en retour vient façonner en partie le caractère de l’État (Walsh, 2018a).
Garantir la stabilité de la fédération post-conflit
Le fédéralisme n’est en mesure de fonctionner comme un mécanisme institutionnel de résolution de conflit que si ses arrangements sont pensés de manière à rester en place dans un futur immédiat. De tels arrangements peuvent ne représenter qu’un « équilibre sur le fil du rasoir » entre un gouvernement national et des communautés dotées d’autonomie gouvernementale (Roeder, 2005, 59). Des compromis aussi délicats peuvent facilement être minés par un manque de confiance entre les parties, limitant ses dernières dans leur confiance envers la capacité des arrangements consentis à se maintenir dans le temps.
Obtenir des garanties est précieux pour les gouvernements centraux. Elles engagent toutes les parties dans une structure consentie. Elles impliquent qu’aucun changement unilatéral ne peut être effectué en dehors des procédures consenties au préalable (par exemple la tenue de référendums, prévus dans les ententes). Elles affaiblissent aussi le sentiment selon lequel les arrangements fédéraux contribueraient à la désintégration étatique.
Les garanties sont également vitales pour les groupes dotés d’autogouvernance par une forme de fédéralisme, puisqu’elles viennent mitiger une certaine tendance à la recentralisation. Rothchild et Roeder mettent notamment en garde contre le risque réel de recentralisation là où la délégation du pouvoir dépend d’un déplacement attendu des majorités de gouvernements vers le centre (Rothchild et Roeder, 2005, 129). Sans mécanismes garantis ou sécurisés, le fédéralisme devient dépendant non seulement de la confiance entre les parties en conflit, mais également de l’espoir que les représentants futurs seront également dignes de confiance. Qui plus est, la confiance dans les événements futurs est tout particulièrement difficile à cultiver dans des contextes où la confiance entre les représentants en poste est faible. Ce qui vient renforcer le besoin de garanties pour pouvoir passer outre ces difficultés.
Les garanties peuvent être de nature internationale ou domestique. Lorsqu’elles sont internationales, elles se présentent sous la forme d’une implication de pays tiers ou d’organisations internationales ou transnationales dans la négociation, la mise en place et (potentiellement) l’opération d’un accord de paix spécifique. L’enchâssement domestique des garanties peut se faire soit par l’intermédiaire de dispositions constitutionnelles ou via un travail de législation (Walsh, 2018a).
Ces garanties fonctionnent-elles ?
Pour répondre à ce questionnement, dirigeons notre regard vers les garanties en Bosnie-Herzégovine et au Kurdistan irakien.
Les garanties constitutionnelles ne furent pas mises à l’avant-plan en Bosnie-Herzégovine. La constitution post-conflit fut partie intégrante des accords de paix de Dayton, négociés à l’international, et en tant que telle, elle est souvent assimilée à ces derniers. Les acteurs internationaux s’y réfèrent d’ailleurs souvent plus que les partis domestiques. En revanche, les Kurdes irakiens ont souvent fait référence aux garanties constitutionnelles de leur statut d’unité fédérale. En tout et pour tout, les garanties constitutionnelles n’ont pas été aussi efficaces que prévu pour garantir la stabilité des arrangements fédéraux, et ce malgré le poids légal dont elles sont dotées. On peut attribuer ce manque d’efficacité principalement à l’écart qui existe entre la nature large du cadre fourni par une constitution, et le niveau de détail requis dans les dispositions nécessaires à la mise en place du fédéralisme.
En Irak, la faiblesse des garanties constitutionnelles est surtout due à l’échec des tentatives d’accord sur d’importants éléments propres aux arrangements fédéraux. La répartition des pouvoirs liés à la gestion des hydrocarbures fut par exemple l’objet d’interprétations concurrentes; ceci vint empêcher la mise en place d’une loi fédérale qui aurait régi les conditions de gestion de ces ressources, faisant de cette loi un point litigieux entre le gouvernement régional kurde (GRK) et le gouvernement irakien. Plus encore, alors que la Constitution irakienne comprenait un processus permettant de résoudre les mésententes liées aux territoires disputés, elle laissait également de côté un certain nombre de questions importantes, dont celle de l’accès au droit de vote dans le référendum proposé (Constitution irakienne, 2005). Les désaccords durables qui sont mis en lumière lors des efforts de développement de principes généraux constitutionnalisés, ainsi que les ambiguïtés qui résultent des tentatives infructueuses d’investissement de temps et de ressources à clarifier les dispositions fédérales rendent la garantie des arrangements fédéraux extrêmement difficile.
En Bosnie-Herzégovine, des difficultés liées à un manque de compromis dans le cas des accords de Dayton peuvent également être mises en lumière. Ces accords comprenaient des dispositions mettant en jeu des compréhensions a priori contradictoires de l’organisation territoriale de l’État. La Bosnie-Herzégovine était ainsi le théâtre d’une tension entre d’une part, l’objectif avoué des accords d’encourager le retour des réfugiés et de faciliter la mise en place d’un État multi-ethnique à partir des deux entités fédérales, et d’autre part l’acceptation tacite des entités comme des patries ou berceaux ethniques (General Framework Agreement for peace in Bosnia and Herzegovina, 1995). Aucun mécanisme de garantie ne peut stabiliser des arrangements contradictoires. En définitive, en Bosnie-Herzégovine, la responsabilité de résoudre les conflits entre les interprétations incompatibles du fédéralisme retomba dans les mains de la Cour constitutionnelle (Walsh, 2018b).
La communauté internationale, c’est-à-dire l’auteure réelle des accords et la seule pourvoyeuse de garanties crédibles quant à leur respect, fut aussi la principale défenseure de la réforme de l’État. Or, bien que les aménagements institutionnels aient indubitablement eu besoin d’être réformés, différentes organisations internationales en vinrent à se placer dans une position conflictuelle vis-à-vis des représentants serbes bosniaques en revendiquant une centralisation des pouvoirs. Les dirigeants serbes accusent depuis la communauté internationale d’entretenir des crises politiques dans leur pays par « l’imposition d’un principe de respect de ‘l’esprit’ des accords de Dayton et non de la ‘lettre’ » (Kulenović, 2016). Les Serbes bosniaques ne peuvent tout simplement pas avoir confiance dans le fait que la communauté internationale s’assurera que leur sécurité ne sera pas mise en péril par une centralisation des pouvoirs qui se ferait sans leur accord.
Plus encore, bien que le Haut représentant (HR) soit intervenu (avec le soutien d’une présence militaire internationale et d’autres organisations mondiales) de manière importante pour éviter que des changements unilatéraux aux arrangements fédéraux ne soient mis en place, la volonté et la capacité de la communauté internationale à continuer de jouer un tel rôle interventionniste peuvent être mises en doute. L’émergence de crises internationales dans d’autres régions du monde – notamment au Moyen-Orient –, les difficultés internes à l’UE et la détérioration des relations entre la Russie, les États-Unis et l’UE dans les dernières années ont toutes fait diverger l’attention de la communauté internationale loin de la Bosnie-Herzégovine. Ainsi, elles ont rendu plus difficile la possibilité d’une réponse unifiée aux récentes menaces sécessionnistes venant de la République serbe de Bosnie (Walsh, 2018a).
En Irak, la présence américaine faisait office de garantie pour l’autonomie kurde, en protégeant cette dernière contre toute tentative de centralisation de la part de Bagdad (Wilgenburg, 2012). Ceci étant, les Kurdes étaient néanmoins prudents vis-à-vis de ce soutien américain de façade, étant très conscients de sa nature volatile. Ils avaient également encore en mémoire la trahison de George H. W. Bush de 1991; celui-ci avait alors encouragé les Kurdes et les Shiites à se rebeller contre Saddam Hussein, mais avait échoué à les soutenir et à les protéger contre les représailles du régime en place (Contenta, 2003). La nature temporaire des garanties américaines fut par ailleurs mise en lumière d’une manière criante en 2007 lorsque le gouvernement américain annonça son intention de se retirer d’Irak.
Étant donné que les Kurdes avaient été abandonnés à répétition par le gouvernement américain dès que ses priorités stratégiques avaient évolué, le gouvernement régional kurde (GRK) chercha à développer de nouvelles relations internationales à même de soutenir et protéger son statut fédéral. Les efforts du GRK pour signer des contrats pétroliers directement avec des multinationales sans inclure le gouvernement fédéral furent au cœur de cette stratégie. Et bien qu’une telle tactique ait participé à faire monter la tension avec Bagdad, les Kurdes voient dans ces contrats une forme de mécanisme solide permettant de garantir leur autonomie. Le président du GRK Massoud Barzani a par exemple déclaré que « si ExxonMobil s’installe chez nous, cela représentera l’équivalent de 10 divisions militaires américaines. Ils défendront la région s’ils y ont des intérêts » (Owtram, 2014).
Malgré tout, il est difficile de savoir avec certitude si les Kurdes veulent simplement utiliser ces contrats comme « un rempart commercial contre une nouvelle agression irakienne du sud » ou s’ils pensent que ces ententes commerciales pourraient faciliter un mouvement unilatéral vers l’indépendance (Webster, 2009). Il est fort peu probable que des multinationales du secteur pétrolier se sentiraient menacées par la nature unilatérale d’un mouvement indépendantiste kurde; il est en revanche beaucoup plus sûr qu’elles viendraient s’opposer à toute réponse du gouvernement fédéral ou de la communauté internationale qui viendrait miner leurs intérêts commerciaux.
Conclusion : de l’importance des garanties
La combinaison de garanties domestiques et internationales est ce qui offre la meilleure assurance que les arrangements fédéraux soient stables et puissent fonctionner comme des mécanismes de résolution de conflit efficaces. De fortes garanties domestiques – au travers par exemple d’une constitutionnalisation – combinées à une intervention internationale – suffisamment flexible pour répondre à un contexte domestique changeant – peuvent convaincre les acteurs locaux que le fédéralisme ne sera modifié de manière unilatérale et qu’une telle menace pourrait être avortée si elle devenait imminente. Les acteurs internationaux doivent cependant faire preuve d’une vigilance constante et identifier les impacts potentiels de toute politique sur l’autogouvernance territoriale (Walsh, 2018a).
Le fédéralisme s’accompagne d’une instabilité intrinsèque qui s’accroît lorsqu’il est utilisé comme outil de résolution de conflit. Ceci étant, toute forme d’organisation sociale porte en elle ses propres contradictions. Les défis qui affaiblissent l’usage des garanties dans la consolidation du fédéralisme pourraient laisser croire que ce dernier ne devrait pas être utilisé comme un outil de résolution de conflit. Et pourtant, il représente souvent la seule et unique solution acceptable pour les États comme pour les groupes en recherche d’autonomie. Ce faisant, il est primordial que les chercheurs comme les praticiens comprennent mieux comment contrer l’instabilité et dépasser les obstacles qui minent ces garanties (Walsh, 2018a). Pour être des vecteurs de paix, les institutions fédérales doivent réconcilier les besoins concurrents d’autonomie collective et de cohésion étatique centrale ET s’assurer que cet équilibre fragile tienne dans le temps.
Texte traduit par Benjamin Pillet.
Citation suggérée : Walsh, D. 2019. « Garantir le fédéralisme dans les sociétés post-conflit ». 50 déclinaisons de fédéralisme. Disponible [en ligne] : https://capcf.uqam.ca/veille/le-federalisme-dans-les-societes-post-conflit/.
Bibliographie
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Lectures suggérées
Burgess, M. (2006), Comparative Federalism: Theory and Practice, London, New York: Routledge.
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