Christina Isabel ZuberProfesseure adjointe du programme de recherche en politique allemande à l’Université de Constance, Christina Isabel Zuber a fait des études en politique comparée. Ses travaux portent sur l’incidence des identités culturelles, ethniques et nationales diverses sur le fonctionnement de la démocratie d’hier et d’aujourd’hui. |
Résumé
Le terme « surenchère ethnique » renvoie à une forme de lutte électorale où les partis qui défendent les intérêts de groupes ethniques s’affrontent et adoptent des positions toujours plus radicales à l’égard des enjeux ethniques. Pourtant, bien que l’on trouve partout dans le monde des sociétés pluralistes où institutions fédérales et partis ethniques se côtoient, nous ne savons pas encore précisément dans quelle mesure le fédéralisme constitue un terrain propice à la surenchère ethnique. Cet article expose quelques hypothèses théoriques concernant le lien entre fédéralisme et surenchère ethnique en plus de proposer une analyse du type de données probantes requises pour leur validation.
Introduction
Le fédéralisme est-il un terreau propice à la surenchère ethnique? Dans le présent article, j’explique pourquoi il n’existe pas de réponse claire à cette question en plus d’avancer quelques hypothèses théoriques et de proposer une analyse du type de données probantes nécessaires pour confirmer ces hypothèses. Pour mon analyse, je me reporte à deux volets de la recherche : d’une part, la recherche sur la surenchère ethnique, qui analyse les conditions dans lesquelles les partis ethniques affrontent leurs adversaires en adoptant des positions toujours plus radicales et, d’autre part, la littérature sur le paradoxe du fédéralisme, selon lequel le fédéralisme peut constituer une solution viable ou une pente glissante menant à la sécession. Les études sur la surenchère ethnique n’abordent généralement pas la question des incitations institutionnelles (outre celles du système électoral), tandis que celles sur le paradoxe du fédéralisme regorgent d’exemples d’incitations simultanées à la radicalisation et à la modération de la part des institutions fédérales, mais considèrent souvent les « régions » ou « groupes ethniques » comme une entité monolithique, faisant abstraction de la logique de la concurrence entre les partis. Compte tenu de leur complémentarité, ces domaines de recherche mériteraient d’être combinés. Or, jusqu’à présent, il a eu très peu de recoupements (rare exception : Inman, 2013). Après ce survol des deux domaines de recherche, je vais formuler quelques hypothèses brèves sur l’influence que peut exercer le fédéralisme sur les choix stratégiques des partis ethniques en lice et, en conclusion, j’émettrai quelques suggestions en vue de la validation de ces hypothèses.
Surenchère ethnique : des partis sans institutions fédérales
La théorie de la surenchère ethnique décrit les conditions dans lesquelles les partis qui défendent les intérêts de groupes ethniques particuliers choisissent de surenchérir sur leurs adversaires en adoptant des positions toujours plus radicales sur un enjeu ethnique donné. Elle découle du modèle de Rabushka et de Shepsle (1972) sur la concurrence démocratique dans les sociétés pluralistes et repose sur le principe selon lequel les groupes se montrent intransigeants dans leurs choix : « La communauté A choisit la solution a, et la communauté B non seulement choisit la solution b, mais estime que la solution B exclut la solution a [traduction] » (Rabushka et Shepsle, 1972, p. 467). Suivant ce principe (plutôt extrême), dès que la dimension ethnique devient un enjeu, les partis aux positions plus radicales rallieront les modérés des coalitions multiethniques (pour un point de vue analogue sur la concurrence ethnique, voir Horowitz, 1985, partie 3).
Cette théorie a toutefois été remise en question dans des études ultérieures. En effet, ces dernières ont montré que les partis ethniques disposent de stratégies autres que la surenchère radicale. Ainsi, certains partis ethniques choisissent de désethniciser leur discours avec le temps (Sanjaume-Calvet et Riera-Gil, 2020) ou de conjuguer avec créativité divers référents identitaires ethniques pour aller chercher des voix au-delà de leur électorat initial, en particulier si les institutions électorales sont permissives (Chandra, 2005). D’autres adoptent sciemment des positions plus modérées sur divers enjeux ethniques pour séduire les électeurs du centre (Coakley, 2008) ou encore prennent position sur des questions ethniques transversales dans la lutte politique, en particulier s’ils s’opposent à des partis non ethniques (Zuber, 2012). Les partis ethniques décident aussi parfois de collaborer avec d’autres partis convoitant le même électorat (Stewart, 2019; Stroschein, 2011) ou des partis aux idéologies analogues ciblant des groupes différents (Szöcsik, 2012, chapitre 5). Cependant, bien que ces études aient permis de mieux comprendre le comportement des partis ethniques qui se font concurrence, elles n’abordent généralement pas la question des incitations qu’offrent les systèmes de gouvernement fédéraux par opposition aux systèmes unitaires.
Le paradoxe du fédéralisme : des institutions sans partis
Les études sur le fédéralisme et les conflits pour l’indépendance proposent des théories sur les incitations institutionnelles que comporte le fédéralisme pour l’élite régionale, mais font abstraction de la logique de concurrence entre les partis ethniques. Selon le paradoxe du fédéralisme, l’autonomie régionale permet d’atténuer les ardeurs sécessionnistes en faisant valoir aux minorités concentrées dans les régions les avantages qu’il y a à demeurer au sein du même l’État et, parallèlement, la mise sur pied et l’autonomisation des institutions régionales renforcent les identités régionales et peuvent aboutir à une concrétisation du sécessionnisme à moyen terme (Erk et Anderson, 2009; Kymlicka, 1998). Toutefois, jusqu’à présent, les chercheurs qui ont poussé leur analyse du fédéralisme ou de la décentralisation et du sécessionnisme jusqu’au niveau du comportement de chacun des partis se sont concentrés sur leur réussite électorale plutôt que sur leurs positions (p. ex., Brancati, 2006), ont étudié les partis régionalistes plutôt qu’ethniques (p. ex., Massetti et Schakel, 2016) ou ont analysé l’interrelation de l’autonomie et de la concurrence ethnique à l’échelle nationale, mais ils ont oublié les arènes régionales de concurrence (p. ex., Szöcsik et Zuber, 2021).
Fédéralisme et comportement des partis ethniques : hypothèses théoriques
Qu’en est-il de la logique de la concurrence entre les partis ethniques dans un contexte fédéral plutôt qu’unitaire? Soulignons d’abord que le fédéralisme implique un plus grand nombre d’arènes régionales concurrentes (voir la figure 1). La délégation des pouvoirs décisionnels concernant les enjeux interethniques à l’échelon régional peut contribuer à apaiser l’arène nationale, source de préoccupation première en matière de surenchère ethnique. Nous devrions alors assister à une atténuation de la polarisation et des conflits interethniques entre les partis représentant les différents groupes ethniques dans l’arène nationale.
En revanche, dans un contexte régional où une minorité nationale devient la majorité locale, on risque fort d’observer une montée de la concurrence intraethnique (Brancati, 2006; Inman, 2013 [voir dans le bas de la figure 1]). En premier lieu, bien que les partis aient avantage à collaborer pour assurer la représentation de leur groupe au parlement national, la représentation des groupes est garantie à l’échelle de la région minoritaire. Les partis ethniques peuvent donc s’affronter sans mettre en péril la représentation des groupes. En second lieu, les partis doivent s’affrontent sur la substance des compétences déléguées. Puisque les débats concernant les enjeux sociaux et économiques au sein des groupes ethniques font rarement l’unanimité, une prolifération de partis ethniques concurrents aux programmes électoraux diversifiés se font généralement jour.
Figure 1 – Concurrence entre les partis ethniques dans des États unitaire et fédéral
L’intensification de la concurrence intraethnique conduira-t-elle à des appels aux affiliations ethniques et à un positionnement plus radical de la part des partis ethniques (p. ex., Brancati, 2006 et Inman, 2013)? Pas nécessairement. Premièrement, dans la course aux élections régionales, les partis ethniques doivent élargir la portée de leur programme électoral pour y inclure des propositions de politiques économiques et sociales. Le fait d’inclure des enjeux ethniques transversaux incite à la modération (Zuber, 2012). Deuxièmement, les objectifs électoraux régionaux peuvent certes constituer des incitations à la radicalisation des revendications d’autonomie visant à obtenir plus de pouvoir, mais la logique de la concurrence électorale exige aussi peut-être qu’on désethnicise le discours identitaire et mise plutôt sur les identités territoriales. Sanjaume-Calvet et Riera-Gil (2020) citent un exemple qui illustre parfaitement cette logique, soit celui des partis catalans, qui ont élargi la portée de leur proposition en matière de politique sociale et désethnicisé leur discours avec le temps tout en radicalisant leurs positions territoriales vers l’extrémité sécessionniste du spectre. Ces partis ont ainsi créé une vision du séparatisme fondée sur l’identité territoriale plutôt qu’ethnique. Il s’agit certes d’une forme de radicalisation, mais sans aspect ethnique. Troisièmement, le fédéralisme conjugue des dimensions d’autonomie et des dimensions de partage du pouvoir (Elazar, 1987). Peu d’études sur le fédéralisme et la sécession s’intéressent à l’équilibre d’ensemble entre l’autonomie et le partage du pouvoir. Pourtant, cet équilibre constitue probablement un facteur déterminant dans les stratégies des partis ethniques. De fait, le partage du pouvoir donne certes aux gouvernements régionaux voix au chapitre en matière de politique nationale. Cependant, les partis ethniques à la tête du gouvernement régional assurent une présence sur la scène politique fédérale et peuvent montrer aux électeurs qu’ils obtiennent des gains en faveur de la région grâce à cette participation au centre. Difficile, donc, pour les radicaux de leur reprocher d’être de piètres gardiens des intérêts du groupe ethnique. Bref, le fédéralisme devrait favoriser la dépolarisation de la concurrence à l’échelle nationale, mais conduire à l’intensification de la concurrence intraethnique à l’échelle régionale, laissant place aux positions plus radicales (donc, à la surenchère) d’un côté et plus modérées de l’autre. Cependant, les partis peuvent profiter de l’autonomie régionale en séduisant l’électorat au moyen d’enjeux territoriaux plutôt qu’ethniques. Enfin, l’équilibre fédéral d’ensemble revêt un caractère primordial, car l’autonomie en équation avec le partage du pouvoir est un meilleur gage de modération.
Vers l’établissement de données empiriques
La validation empirique rigoureuse de l’incidence, s’il en est, du fédéralisme sur la probabilité de surenchère ethnique nécessiterait une analyse comparative des régimes politiques de partis ethniques en activité, dont certains prônent l’unitarisme et d’autres la mise en place d’institutions autonomes et le partage du pouvoir. Cette analyse nous permettrait de déterminer dans quelle mesure les partis ethniques au sein de systèmes ayant subi des changements institutionnels ont modifié leurs positions politiques et appels à l’ethnicité avec le temps. De même, les chercheurs pourraient se pencher sur les changements asymétriques qui s’opèrent dans le degré d’autonomie des unités d’un même système fédéral. L’examen des écarts dans le degré d’autonomie d’unités d’un même système politique à l’échelle infranationale dans le temps permettrait peut-être de mettre au jour une stratégie intéressante dans le cas de l’Inde ou de l’Espagne, par exemple, qui comptent de multiples minorités concentrées sur leur territoire. L’Index sur l’autorité régionale (RAI) fournit des données chronologiques complètes sur l’autonomie et le partage du pouvoir des États à l’échelle internationale. Cependant, faute de mesures précises des appels (aux affiliations ou exclusions ethniques) et des positions (allant de modérées à radicales) lancés par les partis ethniques dans le temps et dans l’espace, le modèle de surenchère ethnique n’a pu être étudié de façon rigoureuse (Stewart et McGauvran, 2020). À part quelques études menées de façon ponctuelle (Zuber & Szöcsik 2019) et quelques autres cas (Sanjaume-Calvet, 2020; Scantamburlo, et coll., 2018), il existe encore peu d’ensembles de données sur les revendications et les positions des partis ethniques. La collecte de données longitudinales à grande échelle sur le comportement des partis ethniques dans les arènes de concurrence politique régionales et nationales constitue donc un important objectif de recherche à venir.
Traduction par Josée Brisson, trad. a.
Zuber, C. I. 2021. « Le fédéralisme, un terreau propice à la surenchère ethnique? ». 50 déclinaisons de fédéralisme.
Références
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Erk, Jan et Anderson, Lawrence. (2009). The Paradox of Federalism: Does Self-Rule Accommodate or Exacerbate Ethnic Divisions? Regional & Federal Studies 19(2), 191-202.
Horowitz, Donald L. (1985). Ethnic groups in conflict. Berkeley: University of California Press.
Inman, Molly (2013). When national minorities become local majorities: federalism, ethnic politics and violent conflict. Thèse de doctorat, University of Maryland, College Park, US.
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Sanjaume-Calvet, Marc et Riera-Gil, Elvira (2020). Languages, secessionism and party competition in Catalonia: A case of de-ethnicizing outbidding?. Party Politics, en ligne, DOI: 1354068820960382.
Scantamburlo, Matthias, Alonso, Sonia et Gómez, Braulio (2018). Democratic regeneration in European peripheral regions: new politics for the territory?, West European Politics 41(3): 615-639.
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Zuber, Christina Isabel et Szöcsik, Edina (2019) The second edition of the EPAC expert survey on ethnonationalism in party competition – testing for validity and reliability, Regional & Federal Studies 29(1), 91-113.
Lectures suggérées
Mueller, Sean (2014). Shared rule in federal political systems: conceptual lessons from subnational Switzerland. Publius: The Journal of Federalism, 44(1), 82-108.
Rabushka, Alvin et Shepsle, Kenneth A. 1972. Politics in plural societies: a theory of democratic instability. Columbus: Charles E. Merrill Publishing Company.
Zuber, Christina Isabel. 2013. Beyond Outbidding? Ethnic Party Strategies in Serbia. Party Politics, 19 (5), 758-777.