Fédéralisme et égalité des genres

 

Résumé

Les chercheurs qui s’interrogent sur les questions liées au genre estiment qu’un modèle de gouvernance fédérale créerait des opportunités pour favoriser l’égalité entre les genres ainsi que les droits des femmes. Un tel potentiel serait la conséquence de quelques facteurs : une augmentation des chances de pouvoir occuper un poste dans la fonction publique; le développement de points d’accès multiples à disposition des femmes souhaitant faire du lobbying en faveur de certaines réformes; une protection accrue des femmes vis-à-vis de la violence grâce à l’apport de réponses plus efficaces à la diversité ethnique et au conflit, par l’accès à des formes d’autonomie, d’auto-administration et d’autodétermination; et une meilleure représentation des préoccupations locales, ce qui inclut notamment les multiples intérêts différenciés des femmes. Malgré tout, dans certains cas les chercheurs travaillant sur les questions liées au genre estiment qu’un modèle de gouvernance fédérale pourrait également accentuer les difficultés liées à l’uniformisation des lois, des programmes et des services sociaux à l’intention des femmes. Il pourrait fragmenter la solidarité au sein des mouvements de femmes et, en étant plus coûteux et compliqué à mettre en place, il rendrait la mise en œuvre de réformes liées au genre plus difficile.

Introduction

Il n’existe pas à ce jour de théorie universelle concernant l’impact de différents modèles de gouvernance sur la promotion de l’égalité entre les genres. En effet, les chercheurs travaillant sur les questions liées au genre ont des opinions divergentes sur le fait que les modèles fédéraux (c’est-à-dire des modèles dans lesquels le pouvoir est distribué de manière permanente entre un parlement national et des parlements infranationaux ou territoriaux) offrent un plus grand potentiel d’avancement de l’égalité de genre que les modèles unitaires (c’est-à-dire des modèles de gouvernance dans lesquels le pouvoir est entre les mains d’un parlement national) (Gray, 2010 : 20). Pour autant, un nombre croissant de chercheurs développent depuis peu l’idée qu’un modèle fédéral pourrait, dans certaines circonstances, contribuer à la promotion de l’égalité entre les genres.

L’efficacité d’un modèle de gouvernance quelconque (fédéral ou unitaire) à promouvoir l’égalité des genres dépend d’un ensemble de facteurs, dont les suivants : la volonté politique des gouvernements centraux et territoriaux (qu’ils soient par exemple progressistes ou conservateurs); la diversité ethnique et culturelle au sein de la population (par exemple si les minorités ethniques sont régionalisées ou dispersées sur le territoire); la taille de la population; la présence ou l’absence de conflits; le degré de richesse économique; et l’intensité des pratiques et des normes culturelles traditionnelles discriminantes envers les femmes (Haussman, Sawer & Vickers, 2010 : 39). Bien qu’il soit impossible de juger si une politique ayant échoué dans un État unitaire aurait mieux fonctionné dans un État fédéral, la littérature dégage des arguments convaincants en ce qui a trait à la capacité des modèles fédéraux à promouvoir l’égalité entre les genres si les conditions politiques, économiques, sociales et culturelles y sont propices et si des mécanismes appropriés d’égalité des genres sont mis en place.

Les opportunités de promotion de l’égalité entre les genres dans les modèles fédéraux

Certains chercheurs estiment qu’un modèle de gouvernance fédéral offre des conditions favorables à la promotion de l’égalité entre les genres. Ceci étant, les modèles fédéraux peuvent varier grandement. Par exemple, là où certains confèrent un pouvoir important au gouvernement national dans la régulation de la vie politique du pays, d’autres offrent une autonomie plus importante aux unités infranationales. Dans le même ordre d’idées, certaines fédérations imposent une séparation des pouvoirs claire entre le gouvernement national et les unités infranationales tandis que d’autres présentent des chevauchements ou un partage des pouvoirs. Pour autant, bien que les différents modèles fédéraux soient susceptibles d’offrir des opportunités différentes, dans la plupart des cas, lesdites opportunités sont les suivantes :

  • Premièrement, un modèle de gouvernance fédéral accroît les chances pour les femmes de participer à la vie démocratique simplement du fait d’un plus grand nombre de postes disponibles dans la fonction publique (Obiora et Toomey, 2010 : 211). Il est essentiel que les femmes et les minorités soient représentées au sein de la législature, de l’exécutif et de la justice, quel que soit le modèle de gouvernance (unitaire ou fédéral). La représentation et la participation des femmes dans la gouvernance renforcent la démocratie, améliorent la représentation de la structure démographique et permettent que les voix des femmes soient entendues. Les femmes sont également généralement plus enclines à soutenir les intérêts d’autres groupes sectoriels, à promouvoir les biens publics tels que l’accès à l’eau, à l’éducation, à la santé et aux installations sanitaires, ainsi qu’à demander des comptes aux dirigeants et à soutenir les politiques d’assistance aux enfants et aux personnes âgées (Deininger, Jin, Nagarajan et Xia, 2015).
  • Deuxièmement, en plus de créer de plus grandes opportunités d’entrée dans la fonction publique pour les femmes, la présence de plusieurs parlements permet la création d’une multiplicité de points d’accès pour les femmes souhaitant faire du lobbying en faveur de certaines réformes. Si le gouvernement national est conservateur et réfractaire à la mise en œuvre de mesures d’égalité entre les genres, les défenseurs des droits des femmes peuvent néanmoins exercer une pression sur les gouvernements infranationaux. En Australie, par exemple, les défenseurs des droits des femmes travaillant sur une politique nationale concernant les services de garde et de soin pour enfants ont alterné entre un lobbying auprès du gouvernement national et auprès des gouvernements infranationaux (Brennan, 2010).
  • Troisièmement, un modèle de gouvernance fédéral encourage le transfert de politiques au sein des pays, principalement en créant une compétition entre les unités infranationales et en permettant que le succès d’une unité serve d’exemple positif aux autres. En Inde, par exemple, un système innovant de service de messagerie courte (SMS) a permis de localiser environ 1200 nouveaux nés dans l’État de Madhya Pradesh et de réduire ainsi la mortalité infantile. Un tel programme fut par la suite adopté par d’autres États indiens (Solanki, 2010).
  • Quatrièmement, un modèle de gouvernance fédéral est mieux outillé qu’un modèle unitaire pour répondre à la diversité ethnique et au conflit en offrant des possibilités d’autonomie, d’auto-administration et d’autodétermination (Adeney, 2016).[1] Ceci bénéficie indirectement aux femmes, celles-ci étant affectées de manière disproportionnée par les conflits.
  • Enfin, un modèle de gouvernance fédéral permet aux préoccupations locales d’être mieux représentées, ce qui inclut les intérêts différenciés propres aux femmes. Cette meilleure représentation est rendue possible par la création d’entités infranationales dotées d’un réel pouvoir et qui sont géographiquement plus proches des communautés locales, ainsi que mieux informées quant à leurs besoins. De telles entités sont également susceptibles de permettre une meilleure distribution des biens et services publics à l’échelon local en étant plus proches des communautés qu’elles sont censées servir.

Les défis des modèles fédéraux concernant la promotion de l’égalité entre les genres

D’autres chercheurs estiment néanmoins que les modèles de gouvernance fédérale limitent les possibilités de promotion de l’égalité entre les genres. La littérature met de l’avant quatre arguments principaux :

  • Premièrement, si les unités infranationales sont respectivement responsables de la mise en œuvre de normes universelles (comme les droits humains), il peut être plus difficile d’atteindre une certaine uniformité sur l’ensemble du territoire national. Ce faisant, certains chercheurs travaillant sur les questions liées au genre estiment qu’un gouvernement central fort est essentiel pour atteindre une uniformité dans les lois, les programmes et les services. Pour prendre un exemple, le droit familial consacrant des droits égaux pour les membres d’une même famille est fondamental pour la mise en œuvre d’une égalité de genre. Or, le droit familial a historiquement accordé beaucoup plus de pouvoir aux hommes, et la discrimination envers les femmes et les filles qui en résulte place ces dernières dans une position de subordination vis-à-vis des hommes et de leur famille. Un tel déséquilibre est reproduit dans les affaires économiques ainsi que dans toutes les sphères décisionnelles publiques. En Nouvelle-Zélande – qui est un État unitaire – le pouvoir de légiférer sur les questions familiales appartient au gouvernement national et le droit familial national y est globalement en accord avec la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) ainsi qu’avec les pratiques jugées bonnes dans ce domaine. Par contraste, en Inde – qui est une fédération – le droit familial est déterminé par les différents groupes religieux et contient de nombreuses lois et pratiques discriminantes envers les femmes. Par exemple, la pension alimentaire n’est pas obligatoire sur l’ensemble du territoire indien, le droit de succession favorise les hommes, et le divorce y est fondé sur la faute sans compter qu’il n’est pas accessible aux femmes dans certaines communautés.
  • Deuxièmement, beaucoup de chercheurs sur les questions liées au genre se sont opposés à la notion que les modèles de gouvernance fédéraux puissent être des solutions efficaces dans la promotion de l’égalité de genre, selon l’idée que de tels modèles limitent le pouvoir du gouvernement central et fragmentent sa capacité à mettre en place des politiques sociales redistributives dans l’intérêt des femmes et des filles (Gray, 2006). Par exemple, si chaque unité infranationale est individuellement responsable de l’offre de services publics, l’accessibilité aux services à l’intention des femmes est susceptible de varier en fonction de la richesse et des priorités propres à chaque unité infranationale. Si l’offre de services (que ce soit en termes de centres médicaux, de maisons d’accueil, ou de services de conseil) est de la responsabilité des régions ou des États, il est probable qu’une telle offre et son adéquation soient déterminées en premier lieu par le budget, la volonté politique et l’intensité locales du travail de défense des droits des femmes. Une telle assise locale fragmente et isole également les organisations et les mouvements de femmes, ce qui rend le travail d’organisation collective plus difficile à mettre en place (Correa, 2014).
  • Troisièmement, un modèle de gouvernance fédéral est susceptible d’être moins réceptif aux réformes œuvrant à l’égalité entre les genres étant donné que son implantation locale se fonde en premier lieu sur les identités et intérêts territoriaux. Les exemples mondiaux en la matière montrent que les fédérations tolèrent souvent la reproduction de pratiques régionales discriminatoires, tout particulièrement dans des domaines comme le droit successoral ou familial (Obiora et Tomey, 2010).
  • Enfin, les modèles de gouvernance fédéraux sont dispendieux, et ils sont complexifiés par la multiplicité d’institutions (gouvernements, systèmes administratifs et judiciaires) qui les accompagne. De tels systèmes peuvent s’avérer difficiles à bien comprendre et naviguer pour les citoyens; ce qui signifie aussi que pour les pays plus petits et plus pauvres en particulier, les ressources financières sont moins disponibles pour les réformes visant à l’égalité entre les genres.

Conclusion

Quels que soient les bénéfices (économiques, sociaux, politiques) avérés de l’égalité des genres, les mesures qui visent à la mettre en œuvre sont difficiles à mettre en place, peu importe le modèle de gouvernance. Les modèles de gouvernance fédéraux créent des opportunités pour la promotion de l’égalité des genres, mais ils viennent aussi avec des défis. En dernier ressort, ce sont les contextes politiques, économiques, sociaux, ethniques, culturels et géographiques des pays qui déterminent quels sont les modèles fédéraux qui sont susceptibles de contribuer à l’avancement de l’égalité entre les genres.

Texte traduit par Benjamin Pillet.

Citation suggérée : Forster, C. (2019). « Fédéralisme et égalité des genres ». 50 déclinaisons de fédéralisme. Disponible [en ligne] : https://capcf.uqam.ca/veille/federalisme-et-egalite-des-genres/

Bibliographie

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Deininger K., S. Jin, H. Nagarajan et F. Xia, « Does Female Reservation Affect Long-Term Political Outcomes? Evidence from Rural India » Journal of Development Studies 51(1), 2015 : 32.

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Solanki G., « A Fine Balance? Multilevel Governance and Women’s Organising in India » dans  Melissa Haussman, Marian Sawer et Jill Vickers (Éds.), Federalism, Feminism and Multi-Level Governance, Ashgate: 2010.

Lectures suggérées

Anand A., et Lekha Chakraborty, « Determining Gender Equity in Fiscal Federalism: Analytical Issues and Empirical Evidence from India », Working Paper 590, 2010. http://www.levyinstitute.org/publications/determining-gender-equity-in-fiscalfederalism-analytical-issues-and-empirical-evidence-from-india

Forster C., Women’s Rights in Constitutions: Global Good Practices in Advancing Gender Equality and Women’s Empowerment in Constitutions, UNDP 1 (42), 2016.  http://iknowpolitics.org/en/learn/knowledgeresources/report-white-paper/womens-rights-constitutions-global-good-practices

Vickers J., « Gendering Federalism: Institutions of Decentralization and Power-Sharing » dans Krook M.L. et Mackay F. (Éds.) Gender, Politics and Institutions. Gender and Politics Series. Palgrave Macmillan, 2011.

Vickers J., « Is Federalism Gendered? Incorporating Gender into Studies of Federalism », Publius: The Journal of Federalism, 43(1), 2013 :1–23.

[1]   Voir également Anderson et Keil, « Le fédéralisme, un outil de résolution de conflit ? », http://50shadesoffederalism.com/federalism-conflict/federalism-tool-conflict-resolution/

Référence bibliographique

Christine FosterChristine Foster, professeure agrégée, Faculté de droit, University of New South Wales de Sydney Christine Forster est professeure agrégée à la Faculté de droit de la University of New South Wales, à Sydney. Elle y a développé une expertise dans le domaine de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) et des questions d'égalité des genres dans les modèles de gouvernance, le droit constitutionnel, la violence contre les femmes et le droit familial. Titulaire d'un doctorat en droit de l'Université de Sydney, elle possède une vaste expérience pratique de la mise en œuvre juridique de la CEDAW en Asie du Sud-Est et a publié de nombreux articles dans ce domaine. Elle a élaboré et livré de nombreuses formations sur les questions d'égalité des genres dans la région de l'Asie du Sud-Est.

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