Mis à jour : 14 sept 2018
Min Reuchamps
min.reuchamps@uclouvain.be
Min Reuchamps est professeur de science politique à l’Université catholique de Louvain. Il est diplômé de l’Université de Liège (Belgique) et de l’Université de Boston (États-Unis). Ses domaines de recherche et d’enseignement comprennent le fédéralisme, la gouvernance à niveaux multiples, la démocratie et ses différentes dimensions, les relations entre la langue et la politique (notamment au travers du rôle des métaphores), ainsi que les méthodes participatives et délibératives. Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages sur ces sujets et ses travaux ont été publiés dans plusieurs revues d’envergure internationale. Il a également mis sur pied (en collaboration avec les professeur·e·s Nathalie Schiffino-Leclercq, Pierre Baudewyns, Ella Hamonic et Vincent Legrand) le CLOM (Cours en ligne ouvert et massif) « Découvrir la science politique » (Louv3x), disponible gratuitement dans le monde entier via la plateforme edx.org. Ce cours fait partie des finalistes du tout premier Prix pour les contributions exceptionnelles à l’enseignement et à l’apprentissage en ligne de edX. Min a également été le président de l’Association belge francophone de science politique (ABSP), ainsi que coordinateur de la cellule méthodologie et recherche du G1000, une initiative citoyenne faisant la promotion de la démocratie délibérative.
Résumé
L’histoire de la Belgique depuis 1830 illustre la transformation progressive d’une dynamique linguistique en une dynamique identitaire au travers de la territorialisation des tensions politiques et de la fédéralisation d’un État à l’origine unitaire. Cet article se propose de conter brièvement la longue histoire de stabilité et d’instabilité belge.
Introduction
« De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves. » Cette citation, généralement attribuée à Jules César et datant du premier siècle avant notre ère, fait partie intégrante de la socialisation de base des élèves belges, qu’ils soient flamands ou francophones. Il serait cependant inexact de croire que les Belges de l’époque correspondaient géographiquement aux résidents de la Belgique actuelle : les tribus qui vivaient en Gaule belge occupaient un territoire bien plus vaste que la zone qui finira par devenir la Belgique en 1830. Entre ces deux bornes temporelles, les segments de ce qui deviendra la Belgique ne furent jamais véritablement unis, même si certaines parties du territoire furent plus ou moins unifiées sous l’autorité d’un même souverain à certaines époques (Mabille 2011).
Développements historiques
Après avoir été successivement sous l’emprise de l’Espagne, de l’Autriche et de la France, le territoire (bientôt) belge fut unifié par le Traité de Vienne de 1815 et inclus au Royaume-Uni néerlandais, dirigé alors par Guillaume Ier. Ses politiques religieuses (pro-protestantes) et linguistiques (pro-néerlandaises) furent rapidement contestées par un mouvement des élites des provinces du sud (Witte et Van Velthoven 2000), entraînant la sécession de ces dernières en 1830, et l’accès de la Belgique à l’indépendance, état de fait qui fut bientôt reconnu par les pays limitrophes ainsi que par les Pays-Bas en 1839. Ainsi, la Belgique devint-elle un nouveau pays à part entière (Deschouwer, 2012). Or, malgré qu’une double unité (religieuse et linguistique) ait été à l’origine de la création de ce nouvel État, elle sera de courte durée. Les clivages religieux (entre l’Église et l’État) et linguistiques (entre les communautés flamande et francophone) façonneront durablement les dynamiques de la vie politique belge.
Si la césure avec le Royaume des Pays-Bas fut alimentée par le rejet des politiques pro-protestantes du roi Guillaume Ier, l’union nationale des premières années de l’indépendance fut rapidement dépassée par la cristallisation des oppositions entre les Catholiques (en faveur d’une relation étroite entre l’Église et l’État) et les Libéraux, quant à eux partisans d’une séparation claire entre ces deux pouvoirs (de Coorebyter 2008). Ce clivage entraîna progressivement la consociationalisation de la société, renforcée à la fin du XIXe siècle par la création du Parti ouvrier belge (dont l’objectif était de protéger les intérêts de la classe ouvrière contre les détenteurs de capital). Le Parti ouvrier se joignit à certains Libéraux en faveur de la séparation entre l’Église et l’État, mais également à des Catholiques membres du mouvement ouvrier catholique. Cet entrelacement des clivages explique au moins en partie la dimension consociative de la vie belge. Trois piliers gouvernaient alors l’État : les Catholiques, les Socialistes et, dans une moindre mesure, les Libéraux. Ces trois piliers coexistaient et organisaient l’existence de leurs membres, de leur naissance à leur mort. Les contacts politiques entre ces groupes se limitaient principalement aux relations de leurs élites respectives, qui parvenaient ainsi à régner sur un pays en paix, mais non moins divisé (Lijphart, 1997).
Le clivage linguistique vit le jour dès la création de l’État belge, en grande partie du fait que cet État était d’abord unitaire et surtout francophone unilingue, même si une majorité flamande y habitait depuis les origines. Le premier recensement national (qui eut lieu en 1846) indique que sur une population globale de 4,3 millions d’individus, 57% parlaient le flamand, 42% parlaient le français et 1% l’allemand (McRae 1983). La seule langue officielle était pourtant le français, qui était également la langue utilisée exclusivement dans les domaines de la politique, de l’économie et de la culture. Comme le mentionne Deschouwer (2012:30, traduction de l’auteur), « le choix du français comme seule langue officielle de la Belgique fut un choix évident pour les élites politiques, mais le choix en question fut néanmoins en faveur d’une langue qui n’était même pas parlée par ne serait-ce qu’une faible majorité de la population ». Les conséquences de ce choix sur les Belges flamands, qui ne pouvaient ainsi jamais utiliser leur langue natale lors des circonstances officielles, donnèrent naissance au mouvement flamand.
Né en réaction à l’unilinguisme belge, ce mouvement exigea la reconnaissance du flamand comme seconde langue officielle, au moins en Flandre. Ces revendications furent vivement rejetées par les élites belges, qui les jugèrent néfastes au développement de la nation belge – fondée sur le français comme lingua franca plutôt que sur les dialectes germaniques pratiqués dans le nord du pays ou sur les dialectes wallons parlés dans le sud. Le rejet constant de ces revendications entraînera un raffermissement du mouvement flamand, solidifié par la suite par l’extension du droit de vote (Deschouwer 1999-2000). Les premières lois linguistiques furent adoptées dans les années 1870, et autorisèrent l’utilisation du flamand dans les cours de justice et dans l’administration des provinces flamandes (Zolberg 1974). Enfin, la loi sur l’égalité de 1898 reconnut le flamand comme langue officielle, le plaçant ainsi sur un pied d’égalité avec le français, malgré que ce dernier fut encore à ce moment la langue dominante du pays.
Adopté en 1921, le suffrage universel masculin ne parvint pas à déstabiliser la suprématie des élites francophones malgré l’influence grandissante des citoyens flamands qui avaient ainsi accédé au droit de vote. Les revendications du mouvement flamand parvinrent néanmoins à modifier les lois linguistiques dans les années 1920 et 1930, ce qui rendit possible l’utilisation du néerlandais pour les affaires judiciaires, administratives ou éducatives. À la même époque, l’idée d’un bilinguisme généralisé à l’ensemble du pays fut rejetée à la fois par les Francophones et les Flamands, les deux populations, et surtout leurs élites, préférant assurer la protection de leur langue au sein de leurs propres territoires (Swenden et Jans, 2006).
On peut donc dire que la logique sous-jacente à ces lois fut territoriale : en fonction de la langue parlée par la majorité de sa population, une commune (c’est-à-dire la plus petite entité administrative belge) devait être incluse dans une région unilingue (de langue néerlandais, française ou allemande), à l’exception des municipalités bruxelloises, rassemblées au sein de la seule région bilingue du pays. C’est en partie pour cette raison que Bruxelles fut toujours au centre du problème. Flamande à l’origine, elle fut rapidement francisée du fait de son rôle de capitale, attirant ainsi les élites et les fonctionnaires francophones (Witte et Van Velthoven, 2000). On comprend donc mieux pourquoi cette double problématique linguistique et territoriale est l’une des principales bases de la politique belge, ayant conduit progressivement à la fédéralisation de la Belgique en trois communautés (flamande, francophone et germanophone) et en trois régions (flamande – fusionnée avec la Communauté flamande –, wallonne et celle de Bruxelles-capitale).
La politique et l’identité belges aujourd’hui
L’histoire de la Belgique depuis 1830 que nous venons de survoler illustre la transformation progressive d’une dynamique linguistique vers une dynamique identitaire au travers de la territorialisation de tensions politique, puis par la fédéralisation de l’État, à l’origine unitaire. La question que l’on doit se poser est donc la suivante : la fédéralisation de la Belgique a-t-elle permis d’apaiser les tensions identitaires ou les a-t-elle accentuées ? Dans ce pays multinational comme dans bien d’autres, la question du fédéralisme se résume par la cohabitation entre les différents groupes nationaux qui constituent son État. On ne peut néanmoins se limiter à la seule question de la coexistence pacifique puisque l’enjeu est d’organiser le pays de telle manière à assurer une participation commune au pouvoir, voire même d’encourager certaines formes de solidarité, tout en offrant un degré d’autonomie suffisant aux différentes entités pour qu’elles puissent poursuivre leurs propres buts. Des enquêtes ont été menées depuis 1979 dans le but de creuser cette problématique, en mesurant les préférences identitaires des individus vivant en Flandre et en Wallonie (De Winter 2007). Les données issues de ces enquêtes montrent qu’au moins un Belge sur deux se sent appartenir à la Belgique en premier lieu, et que ce sentiment reste relativement stable dans le temps. En Flandre, qui est, rappelons-le, la plus grande région du pays, aucun soutien ou rejet clair de la Belgique ne peut être identifié ; notons néanmoins que jusqu’en 1982, une majorité de Flamands se considérait flamands en premier lieu. Ce sentiment semble s’être atténué avec le temps, et une majorité de Flamands se considèrent de plus en plus Belges avant d’être flamands. En la matière, le plus gros revirement s’est produit entre 1991 et 1995, où on observe une baisse de 15% du soutien à l’identité flamande. Par conséquent, la fédéralisation officielle de l’État ne semble pas, dans le cas présent, avoir accentué le sentiment d’appartenance aux régions, mais apparaît au contraire l’avoir affaibli. Cela ne signifie pas pour autant qu’un transfert du sentiment d’appartenance vers la Belgique se soit opéré, celui-ci s’étant au contraire redirigé vers l’échelon local.
En Wallonie, on remarque une différence de degré, bien que les résultats aient été relativement similaires : au cours de la période étudiée, entre deux tiers et trois quarts des individus vivant en Wallonie s’identifiaient comme Belges avant tout, ce qui équivaut à une différence de près de 20% avec la Flandre (De Winter, 2007). Qui plus est, on remarque que, contrairement aux Flamands, depuis 1979 les Wallons se sont toujours sentis belges avant d’être wallons. Malgré tout, le sentiment d’appartenance à la Belgique semble rester stable dans les deux régions, même si le sentiment d’appartenance à la région diminue avec le temps en Wallonie comme en Flandre, puisqu’il chute de 22,9% à 13,9% en moins de vingt ans. Cette dégringolade se combine à une hausse du sentiment d’appartenance à l’échelon local en Flandre, et à une hausse du sentiment d’appartenance à l’Europe en Wallonie.
Ces différents chiffres mettent en lumière les dynamiques identitaires qui existent en Belgique et qui, loin d’être un simple phénomène marginal, représentent un aspect central de la transformation du pays (Deschouwer et Reuchamps 2013). Ceci étant, aucune étude ne montre de gouffre identitaire entre les deux communautés principales du pays (c’est-à-dire les Flamands et les Francophones). Sur ce sujet, il est intéressant de remarquer que ces deux électorats ont connu les mêmes évolutions dans leurs sentiments d’appartenance (que celles-ci aient visé les échelons locaux ou régionaux) puisque l’on peut observer un dualisme identitaire à l’échelle du pays, avec une prédominance du sentiment d’appartenance à la Belgique (plus ou moins intense en fonction des régions).
On peut donc dire que, sur le moyen terme, les facteurs identitaires ont contribué à la stabilité de la fédération belge – ou, plus précisément, qu’ils n’ont pas accentué son instabilité. Toutefois, ils n’ont pas pour autant contribué à son unité. En effet, ces éléments identitaires bénéficient d’une présence constante dans les discours politiques et médiatiques, qui mettent souvent en scène une opposition entre deux blocs, renforcée par des facteurs socio-économiques (Perrez et Reuchamps 2012).
L’histoire récente du fédéralisme belge semble démontrer que la dynamique politique du pays est un facteur de fragmentation plutôt que d’unité. De toute évidence, l’État unitaire de départ est devenu un État fédéral, mais cette évolution s’est fondée depuis le début sur un compromis ayant pour but de satisfaire chacune des parties. Pour prendre un exemple, les élites flamandes ont entrepris de fusionner la Communauté flamande et la Région flamande en une seule entité dotée d’un seul parlement et d’un seul gouvernement. De leur côté, les élites francophones ont décidé que la Communauté francophone (devenue, comme mentionnée précédemment, la Fédération de Bruxelles-Wallonie) serait le lien (linguistique) entre les francophones de Wallonie et de Bruxelles. Ces choix reflètent des visions très différentes de ce que devrait être la Belgique : pour la plupart des élites flamandes, la Belgique devrait être constituée de deux Communautés – flamande et francophone – alors que pour la majeure partie des élites francophones, la Belgique devrait être basée sur trois régions – la Flandre, la Wallonie et Bruxelles). C’est là qu’apparaît tout le paradoxe du fédéralisme belge : les Flamands préfèrent les liens linguistiques offerts par la Communauté, mais nécessitent les Régions pour garantir des frontières explicites et obtenir plus d’autonomie; tandis que les francophones préfèrent une vision régionale afin de pouvoir reconnaître Bruxelles comme une Région à part entière, mais ont tout de même besoin de la Communauté francophone pour faire le lien entre Bruxelles et la Wallonie.
Conclusion
En bref, il est clair que les dynamiques politiques en Belgique sont largement orientées par des visions différentes si ce n’est opposées (et qui ont été à la fois la cause et la conséquence de la fragmentation importante du système de partis belge, de la fin des partis nationaux, et de la compétition centrifuge entre les systèmes de partis flamands et francophones), mais que ces dernières ont jusqu’à présent pu être accommodées même si ce n’est évidemment pas la fin de l’histoire…
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Citation suggérée : REUCHAMPS, M. 2017. « La Belgique : brève esquisse d’une longue histoire d(‘)e (in)stabilité? ». 50 déclinaisons de fédéralisme. Disponible sur: <https://capcf1.wixsite.com/accueil/actualites/la-belgique-br%C3%A8ve-esquisse-d-une-longue-histoire-d-e-in-stabilit%C3%A9>.
Bibliographie
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Lectures suggérées
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