Autonomie gouvernementale et gouvernance partagée

Résumé

L’« autonomie gouvernementale » et la « gouvernance partagée » représentent les deux principales notions généralement mobilisées pour définir, décrire et classifier les systèmes politiques fédéraux. Dans cet article, je précise le sens auquel ces deux concepts renvoient lorsqu’ils sont utilisés dans le cadre des études fédérales, puis je reviens sur les différentes acceptions théoriques et pratiques qui leur sont liées. Afin de présenter de manière claire et concise un certain nombre de variables qui peuvent être employées pour mesurer les degrés d’autonomie et de partage du pouvoir dans les systèmes politiques fédéraux, je m’appuierai sur les catégories qui sont mises de l’avant par l’Index d’autorité régionale (ou Regional Authority Index) (Hooghe et al., 2016).

Introduction et définitions

L’« autonomie gouvernementale » et la « gouvernance partagée » (ou partage du pouvoir) représentent les deux principales notions qui sont mobilisées par les experts afin de définir, décrire et classifier les systèmes politiques fédéraux. De même, il existe un certain consensus dans la littérature scientifique quant au fait que l’autonomie réfère à la marge de manœuvre dont les unités subétatiques (Länder, cantons, États, provinces, communautés autonomes, etc.) bénéficient afin de coordonner leurs propres processus décisionnels, ainsi que pour veiller au financement et à l’implantation de leurs propres politiques publiques. Bien entendu, l’autonomie peut prendre différentes formes. Elle peut permettre aux unités subétatiques, par exemple, de pouvoir privilégier certaines politiques publiques qui diffèrent des standards établis par l’ordre de gouvernement central; d’avoir la capacité de générer des revenus au moyen d’une imposition spécifique; d’avoir la latitude suffisante pour accepter ou refuser un financement fédéral pour la réalisation de projets spécifiques; ou encore de jouir de la capacité d’adapter, suivant des paramètres régionaux, l’implantation de règles établies par le gouvernement fédéral. Dans tous les cas, les décisions qui découlent de cette « autonomie gouvernementale » sont toujours liées exclusivement au territoire de l’unité subétatique en question. Le partage du pouvoir ou la gouvernance partagée, en revanche, peut faire référence à trois types de manifestations très différents. Cette variation s’explique selon lesquelles des entités au sein de la fédération « partagent » effectivement un ou des pouvoirs.

Une première déclinaison de la gouvernance partagée provient de la possibilité, pour les unités subétatiques, de prendre part aux processus décisionnels qui concernent l’ensemble de l’État souverain – et pas seulement, donc, leur propre région (cf. Hooghe et al., 2016). La Chambre haute du parlement allemand, le Bundesrat, illustre bien cette forme de gouvernance partagée : chacun des 16 gouvernements des Länder y est représenté directement, et leur consentement est nécessaire pour toute loi les affectant. Les gouvernements des Länder, réunis en assemblée, possèdent aussi un droit de veto formel vis-à-vis des politiques qui y sont débattues, s’ils estiment que leurs intérêts ne sont pas suffisamment pris en compte. Dans ce cas, le pouvoir est partagé entre l’organe politique de l’État souverain et les différentes unités subétatiques du pays, moyennant des mécanismes décisionnels exigeant une majorité simple ou qualifiée des différentes régions.

Une deuxième déclinaison que peut prendre le partage du pouvoir met quant à elle l’accent sur les schèmes de coopération horizontale entre les entités constituantes du système politique, excluant le gouvernement fédéral. En Suisse, par exemple, il existe environ 800 traités régulant des standards communs entre deux, plusieurs ou même l’ensemble des 26 cantons. Ceci peut aller jusqu’à l’établissement de commissions inter-cantonales, qui peuvent réguler notamment les critères de recevabilité et d’équivalence pour les diplômes et les certificats. On peut ainsi considérer que les cantons partagent leur pouvoir par le truchement d’une coopération et de la mise en œuvre d’institutions communes, et ce, bien que celles-ci ne concernent aucunement l’autorité fédérale. Ceci étant, il existe plusieurs synonymes pour désigner cette forme de gouvernance partagée entendue comme coopération horizontale : la « régionalisation » (si la coopération n’existe qu’entre un petit nombre d’unités subétatiques) et « l’harmonisation » (si elle implique toutes les entités constituantes). Dans ces scénarios, le « partage » du pouvoir se manifeste entre toutes les régions qui sont impliquées par la manœuvre.

Une troisième et dernière déclinaison du partage du pouvoir, et probablement celle qu’avait en tête l’auteur qui est à l’origine de cette notion – il s’agit de Daniel Elazar (1987) –, fait directement référence à l’organisation des pouvoirs et des compétences du gouvernement central. Il y a ici « partage du pouvoir », en ce sens où, lorsque des régions se rassemblent au sein d’une union fédérale, elles délèguent inévitablement certaines de leurs compétences à la nouvelle entité souveraine et en conservent d’autres de manière exclusive au sein de leur propre juridiction (ce dont nous avons traité en parlant d’autonomie gouvernementale). Pour ce dernier cas de figure, le partage du pouvoir renvoie donc à la centralisation : le pouvoir est partagé par la création d’un nouveau « partenaire », c’est-à-dire l’avènement d’un gouvernement supra-régional qui englobe les régions individuelles. Aux États-Unis, par exemple, le pouvoir de déclarer la guerre fut délégué au nouveau Congrès américain par les 13 États fondateurs en 1787 (Section 8, paragraphe 11 de la Constitution américaine).

Le lien entre ces concepts et les études sur le fédéralisme

Le cadre analytique le plus ambitieux et le plus rigoureux pour étudier et comparer les manifestations de l’autonomie et du partage du pouvoir a été développé par Liesbet Hooghe, Gary Marks, Arjan Schakel et quelques-uns de leurs collaborateurs (Hooghe et al., 2016). Ils suggèrent de comprendre l’autonomie et le partage du pouvoir comme les deux dimensions essentielles de ce qu’ils nomment l’Index d’autorité régionale (IAR), qui conduit à une grille d’analyse détaillée (voir le Tableau 1 ci-dessous pour un aperçu). La dernière version de leur répertoire de données couvre 81 (quasi-) démocraties, compile les données entre 1950 et 2010 et inclut toutes les régions ayant une population d’au moins 150 000 habitants. Depuis la création du IAR, il est donc possible de comparer de manière systématique les systèmes fédéraux et non-fédéraux sur l’ensemble des dimensions liées à l’autonomie et au partage du pouvoir, ou sur certaines de ces dimensions de manière isolée.

Tableau 1. Grille d’analyse de l’Index d’autorité régionale

Concepts

Signification

AutonomieL’autorité qu’exerce un gouvernement régional sur son propre territoire subétatique. Le pointage va de 0 à 18, et correspond à la somme des cinq dimensions suivantes :
1) Portée institutionnelleLe degré selon lequel un gouvernement régional est véritablement autonome (c’est-à-dire qu’il ne dépend pas seulement d’une forme de déconcentration du pouvoir de l’État souverain) : le pointage va de 0 (aucune capacité d’action autonome sur l’administration générale de la région) à 3 (totale capacité d’action sur l’administration générale de la région, laquelle n’est pas sujette au veto du gouvernement central).

2) Étendue politiqueIl s’agit de l’éventail de politiques publiques dont est responsable un gouvernement régional : le pointage va de 0 (marge de manœuvre très limitée pour l’aménagement (a) des politiques économiques; (b) des politiques culturelles et éducatives; (c) de la protection sociale; et (d) d’un des domaines suivants : les compétences résiduelles, la police, son propre agencement institutionnel, la gouvernance locale) à 4 (compétence formelle pour administrer les domaines politiques liés à la dimension (d) et pour au moins deux des dimensions liées à (a), (b), ou (c), en plus de pouvoir légiférer sur les questions liées à l’immigration et à la citoyenneté).

3) Autonomie fiscaleLe degré selon lequel un gouvernement régional peut lever ses propres impôts auprès de sa population. Le pointage va de 0 (le gouvernement central établit seul les taux et la fréquence de base de l’imposition régionale) à 4 (le gouvernement régional établit seul les taux et la fréquence d’au moins un impôt majeur).

4) Autonomie d’empruntLa mesure suivant laquelle un gouvernement régional peut emprunter de l’argent. Le pointage va de 0 (le gouvernement régional ne peut pas emprunter de l’argent de manière autonome) à 3 (le gouvernement régional peut emprunter de l’argent sans aucune restriction de la part du gouvernement central).

5) ReprésentationLe degré en fonction duquel une région dispose d’un pouvoir législatif et exécutif indépendant. Le pointage va de 0 (absence d’assemblée législative régionale et pouvoir exécutif régional nommé par le gouvernement central) à 4 (assemblée législative régionale élue directement par la population de la région et exécutif régional nommé par celle-ci).

Partage du pouvoirL’autorité exercée par un gouvernement régional ou ses représentants dans le pays prit dans son entièreté. Le pointage va de 0 à 12, et correspond à la somme des cinq dimensions suivantes :
6) Travail législatifLe degré selon lequel les représentants régionaux co-déterminent la législation de l’État souverain. Le pointage va de 0 (absence de représentation régionale dans les instances décisionnelles du gouvernement central) à 2 (représentation régionale dans les instances décisionnelles du gouvernement central, en plus d’un droit de veto sur les lois affectant leur région).

7) Contrôle exécutifLe degré en fonction duquel un gouvernement régional co-détermine l’agenda politique lors des rencontres intergouvernementales. Le pointage va de 0 (absence de rencontres bi- ou multilatérales régulières entre le gouvernement central et les gouvernements régionaux pour discuter des politiques de l’État souverain) à 2 (rencontres bi- ou multilatérales régulières entre autorités compétentes).

8) Contrôle fiscalLe degré selon lequel les représentants régionaux co-déterminent la répartition des recettes fiscales de l’État souverain. Le pointage va de 0 (aucune consultation régionale) à 2 (consultation des régions avec droit de veto régional).

9) Contrôle de l’empruntLe degré selon lequel un gouvernement régional co-détermine les limites à l’emprunt monétaire pour les unités subétatiques. Le pointage va de 0 à 2, suivant les mêmes critères que pour le contrôle fiscal.

10) Réformes constitutionnellesLe degré selon lequel les représentants régionaux co-déterminent les mécanismes présidant aux réformes constitutionnelles. Le pointage va de 0 (le gouvernement et l’électorat correspondant à la totalité du corps politique de l’État souverain peuvent réformer la constitution de manière unilatérale) à 4 (un ou plusieurs des gouvernements régionaux ou ses/leurs représentants possèdent un droit de veto en matière de changement constitutionnel).

Le principal avantage d’un tel cadre d’analyse est qu’il se fonde sur des règles formelles qui trouvent ancrage dans la constitution ou la législation. Elle offre ainsi une image externe valide, rigoureuse et transparente de l’autorité régionale. Ceci étant, son principal inconvénient est qu’elle néglige les mécanismes plus informels de l’influence régionale – par exemple, celle qui peut être exercée par les partis politiques ou les juges. De la même manière, le degré selon lequel ces différentes catégories sont utilisées dans la pratique mérite une attention sérieuse et nécessite des recherches empiriques soutenues. Pour ne prendre qu’un exemple, si on considère que l’autorité de pouvoir co-déterminer la répartition des revenus nationaux issus de l’imposition participe effectivement de l’autorité régionale, il faut pouvoir observer si, et comment, des alliances peuvent être créées entre représentants régionaux (le cas échéant, lesquels), et sous quelles conditions les régions sont en mesure d’imposer leur volonté face au gouvernement central, c’est-à-dire d’exercer le pouvoir au sens wébérien du terme.

Conclusion : de la pertinence actuelle de l’IAR pour les études fédérales

L’autonomie et le partage du pouvoir permettent effectivement de « saisir » l’essence même des systèmes politiques fédéraux, c’est-à-dire le degré et la nature de la répartition verticale du pouvoir. En théorie, quatre combinaisons différentes sont envisageables : à savoir des pays disposant d’une autonomie et d’un partage du pouvoir fortement développés, ceux qui enregistrent de faibles scores dans les deux cas, et deux autres options où l’on observe des notes élevées sur un des aspects, mais faibles sur l’autre. En pratique, cependant, on ne trouve que trois types de systèmes : des pays unitaires dans lesquels les régions n’ont ni autonomie ni partage du pouvoir (c’est, par exemple, le cas de Chypre, du Luxembourg ou de l’Islande); des systèmes politiques dans lesquels il existe une forte autonomie, mais un partage du pouvoir plutôt faible (par exemple l’Italie, la Bosnie, le Canada ou le Mexique), et des fédérations avec des scores élevées pour les deux dimensions (l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, les États-Unis et la Suisse). Il s’ensuit que, face à ces deux dimensions, le partage du pouvoir semble le plus souvent mis de côté, alors que l’autonomie est plus aisément accordée. Une des raisons permettant d’expliquer cet état de fait est que s’il est une chose de décentraliser le pouvoir ou des compétences vers une région et sa population (et donc d’accorder un certain degré de responsabilité et un devoir d’auto-financement pour ces nouvelles tâches), il en est une toute autre que d’accorder aux régions une capacité d’influence formelle sur le cours des affaires politiques de l’État souverain, qui sont bien souvent considérées comme étant trop importantes pour tomber sous l’influence « d’idiosyncrasies locales » (comme ce peut être le cas pour la défense, les politiques macroéconomiques ou la protection sociale).

Cependant, des comparaisons demeurent nécessaires pour expliquer, précisément, pourquoi il en va ainsi. À cet égard, de futures recherches systématiques mobilisant le IAR devraient permettre de (a) déterminer quels facteurs expliquent les variations entre les différentes régions, et (b) révéler les impacts de ces différences dans les différents pays, mais éventuellement aussi entre les différents domaines politiques et/ou différentes régions au sein d’un même pays. On peut ainsi supposer que l’élaboration des politiques suit différentes trajectoires selon que les domaines politiques concernés sont de compétences régionales ou si elles sont de nature partagée entre les gouvernements régionaux et celui de l’État souverain (par exemple dans le cas où le second définit le cadre général et les entités subétatiques sont responsables de le mettre en œuvre). Les différents degrés d’autorité régionale peuvent aussi être liés des facteurs tels que la responsabilité démocratique, l’efficacité administrative ou l’accommodement des minorités socio-culturelles territorialement concentrées.

Citation suggérée : Mueller, S. 2020. « L’autonomie et le partage du pouvoir », 50 déclinaisons de fédéralisme. Disponible [en ligne] :  https://capcf.uqam.ca/a-la-une/autonomie-gouvernementale-et-gouvernance-partagee/.

Bibliographie et lectures suggérées

Elazar, Daniel J. 1987. Exploring Federalism. Tuscaloosa, AL: University of Alabamba Press.

Hooghe, Liesbet, Gary Marks, Arjan H. Schakel, Sandra Chapman Osterkatz, Sara Niedzwiecki, Sarah Shair-Rosenfield. 2016. A Postfunctionalist Theory of Governance. Volume I: Measuring Regional Authority. Oxford: Oxford University Press. [Données disponibles sur https://www.arjanschakel.nl/regauth_dat.html]

Hueglin, Thomas, et Alan Fenna. 2015. Comparative Federalism: A Systematic Inquiry. 2nd edition, Toronto: University of Toronto Press.

Mueller, Sean. 2014. « Shared Rule in Federal Political Systems: Conceptual Lessons from Subnational Switzerland. » Publius: The Journal of Federalism 44(1), 82–108.

 

Référence bibliographique

Sean Mueller, chercheur Ambizione et professeur, Institut de science politique, Université de Berne, Suisse Sean.Mueller@ipw.unibe.ch Sean Mueller est chercheur Ambizione (financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique) et professeur à l’Institut de science politique de l’Université de Berne, en Suisse. Il est titulaire d’un doctorat de l’Université de Kent, où il a défendu une thèse portant sur la décentralisation des cantons suisses. Ses principaux domaines de recherches sont les fédéralismes suisse et comparé, le régionalisme, la gouvernance locale, les partis politiques et la démocratie directe. Il est l’auteur de plusieurs monographies publiées chez ECPR Press, Routledge et Ashgate, et ses articles ont été publiés dans diverses revues, dont Publius, Regional & Federal Studies, la Revue suisse de science politique, Journal of Public Policy, Government & Opposition et European Political Science Review.

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