Maja Sahadzic, chargée de cours, Faculté de droit de l’Université d’Antwerp et conseillère juridique
Chargée de cours et conseillère juridique, Maja Sahadzic est chercheuse au Government and Law Research Group, à la Faculté de droit de l’Université d’Antwerp. Ses recherches portent principalement sur l’asymétrie constitutionnelle, le multinationalisme et les systèmes de gouvernance multi-niveaux. Outre le domaine du droit constitutionnel, ses travaux s’intéressent également au droit international, à la diplomatie et à la sécurité.
Résumé
Cet article se pose en porte-à-faux de certaines perspectives dominantes au sein des études sur le fédéralisme. En particulier, il considère le concept d’asymétrie constitutionnelle comme une approche alternative et porteuse, et s’intéresse alors à ses potentialités. En lien avec la question du multinationalisme dans les systèmes dotés de dispositifs fédéraux, la présente contribution montre que l’asymétrie constitutionnelle constitue une approche flexible pour le traitement des revendications en matière d’autonomie.
Introduction
Le concept d’asymétrie constitutionnelle a fait son apparition dans les débats propres à la théorie du fédéralisme en 1964, avec la publication de l’article de Tarlton portant sur les concepts de symétrie et d’asymétrie (Tarlton, 1965). En se fondant sur une analyse des relations entre les unités constituantes et l’échelon central dans les systèmes fédéraux, Tarlton y présentait alors la symétrie et l’asymétrie comme deux concepts opposés. Plus encore, il y décrivait la symétrie comme faisant référence à la propension des unités constituantes d’un État fédéral à partager des caractéristiques communes, et l’asymétrie comme la propension à ne pas partager de telles caractéristiques. Depuis lors, la plupart des études « traditionnelles » sur le fédéralisme partagent cette lecture.
De même, la théorie traditionnelle du fédéralisme s’est généralement intéressée aux États fédéraux mononationaux et symétriques (cf. Requejo, 2011). Par ailleurs, on observe dans l’histoire de la plupart des États modernes de nombreuses tentatives pour limiter l’expression de la diversité nationale, quitte à user parfois de méthodes non-démocratiques (Requejo, 2001). Plus encore, la théorie de Tarlton met de l’avant l’idée selon laquelle il serait nécessaire que l’échelon central dans un système fédéral fasse preuve de plus de coordination et de coercition face à la diversité, plutôt que de la reconnaître et l’habiliter (Tarlton, 1965). En d’autres termes, et comme le suggèrent McGarry et O’Leary (2007), les soi-disant « national-fédéralistes » promeuvent l’idée d’utiliser le système fédéral comme un outil de cohésion nationale, et le perçoivent comme un mécanisme au service d’une forme de centralisation unitaire de l’État. Une telle interprétation découle sans doute du fait qu’un des principaux systèmes fédéraux pris pour modèle se trouve être les États-Unis, et qu’il est purement territorial dans son expression politique (Kymlicka, 2005).
Ceci étant, une récente tentative d’application du modèle de Tarlton à des arrangements fédéraux a suscité de fortes critiques (cf. Palermo et al., 2009). En effet, des chercheurs estiment qu’une telle compréhension de l’asymétrie constitutionnelle et du mononationalisme est inadéquate pour analyser les systèmes dotés d’arrangements fédéraux : premièrement, la théorie fédéraliste contemporaine insiste sur le fait qu’un des points faibles de la théorie fédéraliste traditionnelle est qu’elle se fonde principalement sur les seuls modèles fédéraux « normaux » (l’Australie, le Canada, l’Allemagne, la Suisse et les États-Unis), tout en ignorant les autres cas qui sont aussi dotés de caractéristiques fédérales (Popelier, 2014). Par exemple, Obinger observe que les systèmes fédéraux récents sont principalement des États en cours de fragmentation (Obinger et al., 2005), tels que la Bosnie-Herzégovine, la Belgique, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, etc., qui semblent développer de nouvelles formes fédérales (Blindenbacher et Watts, 2002) généralement fondées sur des asymétries constitutionnelles.
Deuxièmement, la théorie fédéraliste contemporaine réitère et critique les problèmes propres à l’ethnocentrisme – par exemple son refus de reconnaître des identités distinctes. Dans cette lignée, Tierney (2006) remarque que les entités infranationales qui évoluent au sein de systèmes fédéraux contestent souvent la notion d’État mononational, notamment en promouvant un principe d’accommodement du multinationalisme.
Deux implications de l’asymétrie constitutionnelle et du multi-nationalisme
Un élément important de l’asymétrie constitutionnelle est qu’elle est inhérente au fédéralisme (Palermo, 2009). Néanmoins, l’asymétrie constitutionnelle n’est pas limitée aux modèles-types fédéraux (Delmartino, 2009), mais peut également surgir dans des systèmes unitaires et décentralisés (McGarry, 2011), comme dans le cas de l’Italie ou du Royaume-Uni. Or, puisque tout système politique est doté d’un potentiel de revendications fondées sur un principe de différence, considérer que les asymétries constitutionnelles n’émergent que dans les systèmes fédéraux n’est pas avisé. Somme toute, cette implication est d’autant plus importante qu’elle confirme que la symétrie et l’asymétrie ne sont pas des principes divergents, mais plutôt des concepts complémentaires pour penser les arrangements de types fédéraux.
Une seconde implication majeure est que là où elle se manifeste, l’asymétrie constitutionnelle implique souvent des enjeux qui sont en lien avec l’accommodement d’une forme de multinationalisme (Weller, 2011). Ajoutons à cela que la question de savoir comment réconcilier identité et intégrité territoriale a toujours fait partie des problèmes propres aux systèmes multinationaux (MacFarlane et Sabanadze, 2013). De manière similaire, bien que les constitutions centrales aient tendance à inclure une symétrie entre les constitutions des entités infra-nationales (lorsqu’elles existent), dans un but de coordination interne du système, cet aspect ne doit pas nous faire oublier un élément important : lorsqu’une revendication pour l’institutionnalisation d’une forme d’accommodement du multinationalisme devient suffisamment forte, elle aboutit inévitablement à une tentative de refonte de l’État selon un modèle asymétrique (Máiz, 2004). Étant donné ces différents éléments, la seconde implication indique donc que l’accent devrait être mis sur l’accommodement à l’endroit de la diversité, plutôt que sur la coercition.
L’asymétrie constitutionnelle comme alternative
Un point souvent oublié par la théorie fédéraliste traditionnelle est que le concept d’asymétrie constitutionnelle offre une solution moins drastique que la coercition, et ce, pour au moins deux raisons. La première est que les asymétries constitutionnelles sont moins propices à susciter des désaccords majeurs au sein de la structure étatique (Stepan, 2008), principalement parce qu’elles permettent d’éluder des revendications d’exclusion comme l’auto-détermination. Deuxièmement, les asymétries constitutionnelles peuvent fournir une base aux accommodements légitimes des identités infra-nationales du fait qu’elles renforcent la légitimité et la stabilité dans les systèmes qui présentent des caractéristiques multinationales; pensons par exemple à la Belgique, au Canada, à l’Inde, à la Russie, à l’Espagne et au Royaume-Uni (Hausing, 2014).
Les présentes remarques sont porteuses de conséquences significatives. Pour commencer, une des caractéristiques principales des systèmes multinationaux dotés d’arrangements fédéraux et présentant des éléments asymétriques devrait être d’accommoder « sur mesure » le fait de sa diversité interne (Burgess, 2009). Deuxièmement, étant donné que le manque de succès dans l’accommodement des revendications d’autonomie risque d’accentuer les forces centrifuges au sein du système (McGarry, 2007), il semble que l’option de l’asymétrie constitutionnelle soit une autre manière de conserver une flexibilité dans l’architecture institutionnelle de l’État, incluant des processus d’accommodement successifs (Wolff, 2011). Qui plus est, garder l’asymétrie constitutionnelle à disposition permet à la fois d’abandonner toute homogénéisation forcée et d’accompagner le « pouvoir de décider » (Bauböck, 2001), ce qui permet en dernier recours d’éviter que le système ne s’effondre (McGarry et O’Leary, 2012). Enfin, on peut estimer que les asymétries encouragent en réalité la stabilité et le dynamisme du système (Benz et Broschek, 2013), étant donné que la stabilité des systèmes considérés trouve sa source dans des relations mutuelles au sein d’un ensemble complexe d’acteurs et de processus.
Malgré tout, il persiste certaines limites quant à la mise en œuvre des asymétries constitutionnelles. Primo, l’intensité des revendications d’accommodement des différences peut être tellement forte qu’elle en vienne à produire des déséquilibres au sein du système. Secundo, les asymétries constitutionnelles peuvent être déstabilisantes en ce qui concerne la répartition des pouvoirs et des compétences, étant donné qu’elles peuvent nécessiter une coordination non seulement horizontale, mais aussi verticale (Bolleyer et al., 2014). Tertio, les asymétries constitutionnelles qui apparaissent dans les politiques fiscales et qui visent à réduire les inégalités entre entités infranationales (Watts, 2005) créent des tensions additionnelles.
Remarques conclusives
Les changements qui se sont produits dans la structure interne des États lors des dernières décennies ont généré un intérêt accru pour l’étude des asymétries constitutionnelles. En conséquence, la recherche contemporaine a mis en lumière des questions fascinantes concernant la nature et la portée de l’asymétrie dans des systèmes spécifiques. Malgré cela, peu d’avancées ont été faites dans la considération des asymétries constitutionnelles et leur emploi comme approche alternative. Une des causes probables de ce manquement est sans aucun doute liée à la difficulté inhérente d’appliquer les concepts de la théorie fédéraliste traditionnelle à l’environnement dynamique contemporain.
Les asymétries constitutionnelles dans les systèmes multinationaux dotés d’arrangements fédéraux sont caractéristiques des dynamiques fédérales. Il est donc essentiel de prendre en considération le fait que les asymétries constitutionnelles peuvent faire office de solutions transitoires ou permanentes. Dans tous les cas, elles constituent une avenue appropriée pour atteindre un tournant stratégique dans une négociation ou un accord lié à de potentielles relations entre différents ordres de gouvernement. Qui plus est, si elles sont institutionnalisées, les asymétries constitutionnelles peuvent servir d’outil pour accommoder le multi-nationalisme dans les systèmes dotés d’arrangements fédéraux. Néanmoins, de plus amples études sur le sujet doivent être entreprises, étant donné que la question de savoir comment institutionnaliser les différences demeure sujette à débats (Burgess, 2009).
Citation suggérée : Sahadzic, M., 2018, « Constitutional Asymmetry as a Tool to Manage Diversity », 50 déclinaisons de fédéralisme, Disponible [en ligne] : https://capcf.uqam.ca/veille/lasymetrie-constitutionnelle-comme-outil-de-gestion-de-la-diversite/
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