Maria Ackrén
maac@uni.gl
Maria Ackrén est professeure associée en science politique à Ilisimatusarfik – l’Université du Groenland depuis 2011. Elle est originaire des îles Åland en Finlande et a obtenu son doctorat à l’Académie Åbo de Finlande en 2009. Ses intérêts de recherche comprennent les nombreux régimes d’autonomie à travers le monde, le nationalisme, les études insulaires, la méthodologie comparative, les relations dans l’Arctique et les partis politiques régionaux (en particulier en contexte nordique). Elle a contribué à plusieurs anthologies dans ces champs de recherche et a publié de nombreux articles dans différentes revues avec comité de lecture.
Résumé
Les recherches concernant les régions insulaires autonomes mobilisent une multitude de définitions utilisées par deux principales traditions dominantes dans ce champ : l’autonomisme et le fédéralisme. Ce bref article vise à éclairer quelques-unes des définitions les plus couramment utilisées. Plusieurs recherches d’envergures devront néanmoins être menées afin que nous ayons accès à une liste complète des îles autonomes à travers le monde.
Introduction
Plusieurs auteurs font la distinction entre communautés autonomes territorialisées et non territorialisées (cf. Hannum 1996; Olausson 2008; Légaré et Suksi 2008; Tkacik 2008). Les communautés autonomes territorialisées sont vues comme des régions spéciales au sein de leur État métropolitain dont le gouvernement régional détient des droits législatifs et administratifs, et qui contrôle un large éventail d’enjeux. Quant aux communautés autonomes non territorialisées, elles sont basées sur l’octroi de droits individuels ou collectifs aux minorités, aux peuples autochtones ou à d’autres groupes spécifiques au sein de la société, avec pour cible des enjeux fonctionnels, culturels ou personnels. Dans le domaine de l’autonomie territoriale, quelques travaux comparatifs ont pris pour objet les régions insulaires autonomes. Olausson (2008) répertorie 39 îles autonomes dans le monde, alors que Benedikter (2009) offre une comparaison de 20 îles de ce type dans sa liste des communautés autonomes territorialisées. J’ai recensé dans ma thèse 44 îles autonomes parmi les communautés autonomes territorialisées à travers le monde (Ackrén 2009). Le nombre de cas est appelé à varier selon les définitions retenues dans les différentes études.
Les concepts comme ceux d’autonomie territoriale, d’État fédéral, d’arrangements quasi fédéraux et de fédéralisme asymétrique sont tous interreliés (cf. Watts 2005; Elazar 1987). De toute évidence, il existe quelques confusions quant à la manière dont ces concepts sont mobilisés dans les écrits scientifiques. De plus, les régions insulaires qui ont atteint un degré d’autonomie gouvernementale significatif sont habituellement considérées comme des juridictions insulaires subnationales (cf. Baldacchino 2004; Baldacchino et Hepburn 2012) ou comme des territoires partiellement indépendants (cf. Rezvani 2014).
Ce bref article portera sur les régions insulaires autonomes. Mais comment devrait-on les appeler? La prochaine partie tentera d’esquisser les contours d’une définition opérationnelle qui pourrait être utilisée pour des recherches subséquentes dans ce champ d’études.
Clarifications conceptuelles
Les régions insulaires à travers le monde qui ont obtenu un certain statut spécial au sein de leur État métropolitain respectif sont généralement d’anciennes colonies (comme Aruba, les îles Cook, la Polynésie française, le Groenland, Puerto Rico, etc.). Mais ce n’est pas toujours le cas (Ackrén 2009; Olausson 2008). Il y a également les îles qui ont obtenu une forme d’autonomie gouvernementale sur la base d’autres conditions politiques, économiques et/ou culturelles (c’est le cas notamment pour les îles Åland, les îles Féroé, Guernesey, Jersey, et l’Île de Man).
La dévolution et la décentralisation au sein des États unitaires peuvent prendre plusieurs formes. Règle générale, les États sont divisés en une forme ou une autre d’entités régionales ou locales, comme les comtés, les districts et les municipalités. Cependant, des arrangements asymétriques, dans lesquels certaines régions disposent d’une plus grande autonomie par rapport aux autres entités locales ou régionales sur la base de droits spéciaux, peuvent parfois être mis en place. Les régions insulaires situées en périphérie appartiennent habituellement à ce groupe. En effet, il peut sembler plus pratique pour l’État métropolitain que ce type de région se trouvant loin des centres de décision du pays puisse gérer ses affaires internes de manière relativement autonome. Cette logique s’accorde avec le principe de subsidiarité, voulant que la prise de décision devient plus commode si elle se prend aussi près que possible des citoyens. Cela signifie également qu’en pareille circonstance, une certaine « identité insulaire » peut potentiellement se créer; cela contribuera encore davantage à façonner les politiques de l’île et ses relations avec l’État métropolitain. Des partis et des mouvements politiques sont alors formés pour traiter des affaires régionales, et ces partis et mouvements défendent surtout des enjeux régionaux et locaux, qui diffèrent souvent des prises de positions de leurs équivalents métropolitains.
Les îles autonomes peuvent être considérées comme étant au centre d’un continuum, allant de la dépendance à la souveraineté. Les régions insulaires autonomes opèrent au niveau subnational de l’État au sein duquel elles évoluent. Par conséquent, elles combinent de différentes façons les mécanismes de « gouvernance autonome » et de « gouvernance partagée » (Baldacchino 2004 : 77). Ainsi, les régions insulaires autonomes constituent souvent des entités avec des caractéristiques aussi bien fédérales que non fédérales. Les aspects fédéraux incluent le principe d’une gouvernance à plusieurs niveaux au sein de laquelle le pouvoir et l’autorité gouvernementale sont dans une certaine mesure cédés aux régions, alors que la souveraineté demeure ultimement au niveau de l’État. Des dispositions quant à un statut spécial, qui peuvent être vues comme une forme de fédéralisme asymétrique, sont parfois introduites; et ces cas combinent souvent le principe de gouverne partagée avec celui d’autonomie territoriale (Lluch 2012 : 141-144). Parmi les éléments non fédéraux se trouvent le fait que la distribution formelle des pouvoirs entre les corps législatifs et exécutifs n’est pas inscrite dans la constitution; la gouverne partagée est souvent faible ou inexistante; l’influence sur les institutions centrales qui élaborent les politiques publiques est faible ou négligeable; et l’autonomie gouvernementale est établie de manière inégale par rapport au noyau de l’appareil d’État (Lluch 2012 : 139-41).
Un bref coup d’œil aux différentes définitions se trouvant dans les écrits scientifiques nous donne une idée des caractéristiques spécifiques que ces îles pourraient défendre.
Cette liste n’est en aucun cas exhaustive, mais elle nous donne certaines indications quant à la manière de définir les territoires en question. Des caractéristiques similaires peuvent être déduites de cette liste, comme le fait que les îles autonomes semblent être des territoires qui s’autogouvernent, qui détiennent un statut constitutionnel spécial au sein de l’État métropolitain et qui disposent de pouvoirs législatifs. Certains auteurs vont jusqu’à inclure des caractéristiques ethniques et culturelles distinctes.
Sélection de cas possible
Comment peut-on alors sélectionner les cas d’îles autonomes, si nous souhaitons étudier plus en profondeur ces territoires ? Un bon point de départ consiste à parcourir les constitutions des pays à travers le monde pour voir si nous pouvons y trouver la mention d’« îles autonomes ». Les pays sans constitution écrite nécessitent évidemment une approche différente où les lois sur l’autonomie gouvernementale ou d’autres formes de dispositions législatives peuvent représenter une option. Il y a aussi des cas où les régions à statuts spéciaux ne sont régulées que par des lois ou des actes législatifs ordinaires et ne sont pas mentionnées dans les constitutions (ici nous retrouvons par exemple les Samoa américaines, les Îles vierges américaines, les îles Cook, les îles Féroé et le Groenland, pour ne mentionner que quelques cas). Une autre approche serait de sélectionner les cas à partir d’une approche institutionnelle de la gouvernance multiniveaux ou du point de vue du pouvoir. Les pouvoirs que les régions autonomes détiennent varient entre le centre et les majorités locales au sein d’un même territoire. Parfois ces pouvoirs s’approchent de ceux d’un quasi-État et d’autre fois ils sont plus limités.
Les régions autonomes peuvent être distinctes sur le plan des unités administratives, des systèmes électoraux, des partis politiques, des symboles politiques, des passeports et de la représentation dans les organisations internationales. De plus, l’autonomie peut impliquer une capacité de contrôler les ressources naturelles, de percevoir les taxes locales et de déterminer les taux d’imposition, d’obtenir du crédit externe et plus. Dans les sphères culturelles, l’autonomie peut comprendre l’autorité quant aux langues officielles, aux systèmes d’éducation et à la vie religieuse. Il peut aussi y avoir plusieurs traditions légales. Dans toute étude que nous entreprenons, la sélection des cas dépendra de la définition utilisée, il peut donc y avoir de nombreuses opportunités pour différentes études. Une bonne étude inclurait aussi des cas contrastants de territoires enclavés, et non seulement des îles, et même tout le continuum allant de la dépendance à la souveraineté.
Le cas du Groenland
Le Groenland est un bon exemple de cas dont le statut a changé à travers le temps. D’abord, le Groenland a été une colonie de 1721 à 1953. En 1953, le Groenland a été intégré au Danemark comme un comté parmi les autres, mais ensuite, à la fin des années 1970, des mouvements nationalistes issus de la population locale ont commencé à réclamer plus d’autonomie et même la sécession. Cela a mené à l’adoption de l’Acte d’autonomie de 1979 (Lov om Grønlands Hjemmestyre). Le Groenland a alors commencé à prendre en charge de nombreux champs de compétence auparavant occupés par le gouvernement danois. Plus tard, un nouvel Acte d’autonomie (Lov om Grønlands Selvstyre) a été adopté en 2009, qui accorda au Groenland encore plus de pouvoirs, s’approchant ainsi d’une sorte de quasi-État. Dans les dernières années, la question de l’indépendance est même posée à l’ordre du jour. Cet exemple montre que l’autonomie n’est pas un phénomène statique. L’autonomie est toujours en transformation perpétuelle.
Conclusion
Ce bref article a cherché à clarifier le concept de régions insulaires autonomes et la manière dont nous pouvons définir ces territoires. Il est clair que nous rencontrons deux traditions au sein de la recherche : l’autonomisme et le fédéralisme. Ces approches sont parfois combinées, et d’autres fois elles ne le sont pas. Le débat sur la manière dont nous percevons chacune de ces traditions se poursuivra probablement encore pour des décennies.
Traduction par Jean-Charles St-Louis.
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Citation suggérée : ACKRÉN, M., 2018, « Les régions insulaires autonomes », 50 déclinaisons de fédéralisme, disponible sur <https://capcf1.wixsite.com/accueil/actualites/les-religions-insulaires-autonomes>.
Bibliographie
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Lectures complémentaires
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