Ferran Requejo
ferran.requejo@upf.edu
Ferran Requejo est professeur de science politique à l’Universitat Pompeu Fabra de Barcelone, où il dirige le Groupe de recherche en théorie politique (GRTP). Ses principaux domaines de recherche sont les théories de la démocratie, du fédéralisme, des démocraties multinationales et du libéralisme politique post-Seconde Guerre mondiale. Il a reçu les prix Rudolf Wildenmann en 1997 (ECPR) et Ramon Trias Fargas en 2002, ainsi que le Prix du meilleur ouvrage de l’Association espagnole de science politique en 2006 pour son livre Multinational Federalism and Value Pluralism (Routledge, 2005). Ses plus récentes monographies sont Federalism, Plurinationality and Democratic Constitutionalism (Routledge, 2012), et Federalism beyond Federations (co-signé par K.J. Nagel, Ashgate, 2011).
Résumé
Cet article examine les caractéristiques fédérales du cas espagnol. L’Espagne ayant mis sur pied un processus de décentralisation politique comme base principale de sa transition démocratique, elle est souvent considérée comme une fédération ou comme un État quasi-fédéral. Cet article se propose de montrer au moyen d’une perspective comparée que l’Espagne possède certainement des caractéristiques fédérales, mais qu’il lui manque néanmoins un certain nombre d’éléments centraux du fédéralisme.
De manière générale, les travaux récents qui étudient les États présentant explicitement une répartition territoriale de compétences fédérales ou régionales peuvent être classés suivant cinq axes analytiques, en fonction des questions de recherches auxquelles ils ont pour vocation de répondre :
a) l’axe uninational-plurinational
b) l’axe unitarisme-fédéralisme
c) l’axe centralisation-décentralisation
d) l’axe symétrie-asymétrie
e) l’axe compétition-coopération
Ces axes d’analyse doivent être accompagnés d’un ensemble de variables et d’indicateurs diversifiés pour être utiles aux fins d’une approche comparée. Pour répondre à la question posée par le titre de ce court article, je me concentrerai seulement sur les deuxième et troisième axes (c’est-à-dire ceux qui concernent les degrés de fédéralisme et de décentralisation), en m’intéressant tout spécialement à la position de l’« Estado de las autonomías » espagnol d’un point de vue comparé.
Pour commencer, au moyen d’un indice permettant d’évaluer l’état du fédéralisme pour chaque politie, l’axe unitarisme-fédéralisme cherche à définir « jusqu’à quel degré » une fédération ou un État régional est véritablement fédéral. Pour le cas présent, nous utilisons comme indicateurs la présence (ou l’absence) : d’entités fédérées comme unités constituantes (1); de garanties constitutionnelles pour leur autonomie gouvernementale (1); d’accords en vue d’une réforme constitutionnelle (1); d’un dualisme institutionnel lié aux trois pouvoirs classiques – exécutif et législatif (2), et judiciaire (1) –; d’un modèle de fédéralisme fiscal (2); d’une chambre haute dotée de représentants nommés par les institutions des entités fédérées (1), et dont les sièges sont répartis territorialement (et non proportionnellement à la population) (1); de compétences attribuées à la chambre haute au sein du système institutionnel (2); d’une distribution – aux entités fédérées – des compétences non-allouées (2); d’un tribunal d’arbitrage des conflits (2) vis-à-vis duquel les entités sub-étatiques ont un droit de regard quant à la nomination des juges qui doivent y siéger (2); et enfin, de la régulation ou de la non-régulation du droit de sécession pour au moins certaines des unités fédérées (2). Les chiffres indiqués entre parenthèses réfèrent aux scores attribués à chacun des indicateurs. En tout, l’échelle de notation pour chaque exemple se situe entre 0 (l’absence de toute logique fédérale) et 20 (le degré maximum de fédéralisme constitutionnel). Cet axe ne prend pas en compte les indicateurs « para-institutionnels », c’est-à-dire ceux qui ont un effet sur le fédéralisme entendu comme processus (par exemple les systèmes de partis, ou les relations intergouvernementales) (voir Requejo, 2015, 2010).
Deuxièmement, l’axe centralisation-décentralisation indique le degré d’autonomie gouvernementale des unités constituantes de l’État. Le degré de décentralisation (ou de manque de centralisation) est aussi mesuré au moyen d’une échelle globale qui s’étend entre une note minimale de 0 (centralisation maximale) et une note maximale de 20 (décentralisation maximale). On la mesure également au moyen de différents indicateurs, qui sont : a) le type de compétences législatives dont bénéficient les entités régionales (8) réparties selon des domaines de gouvernance spécifiques comme suit : économie/infrastructures/communications (2), éducation et culture (2), aide sociale (2), codes pénal/civil/pour les affaires internes et autres (2); b) les compétences exécutives/administratives (2); c) le droit (ou non) pour les entités fédérées de mener leur propre politique étrangère, en prenant en compte à la fois l’étendue des mesures possibles et les accords bénéficiant de l’aide fédérale; et d) la décentralisation économique (8) calculée au moyen d’un indice moyen unique obtenu par la prise en compte de la répartition des recettes et des dépenses publiques (normes comptables MSFP du FMI) pour chaque pays. L’Éthiopie et la Malaisie ne sont pas prises en compte dans le calcul des degrés de décentralisation étant donné le manque de données économiques fiables dans les deux cas (voir également Rodden, 2004).
Le référent global de notre analyse est constitué par l’ensemble des fédérations démocratiques, à l’exception des fédérations archipélagiques (telles que la Micronésie, les Comores et Saint-Christophe-et-Niévès) et de celles qui se situent aux antipodes de la logique démocratique-libérale (comme c’est le cas pour les Émirats arabes unis, la Russie, le Nigeria, le Pakistan, etc.). Les États associés et fédératifs ainsi que les entités supra-étatiques comme l’Union européenne n’y figurent pas non plus. En revanche, trois États démocratiques d’Europe de l’ouest présentant une répartition des compétences explicitement territoriale ont été inclus : le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie. En tout, 19 fédérations ou États régionaux sont donc pris en compte pour la présente analyse.
Le graphique suivant met en relation le degré de fédéralisme constitutionnel et le degré de décentralisation des différents cas étudiés (les cas plurinationaux sont indiqués en vert, tandis que les cas asymétriques sont soulignés).
Bien que l’« Estado de las autonomías » espagnol se situe à un niveau intermédiaire de l’axe de décentralisation, il se positionne relativement bas sur celui du fédéralisme constitutionnel. Pour autant, il se présente également comme un État décentralisé en comparaison d’autres États régionaux, et il possède un point commun important avec les fédérations : la décentralisation est appliquée à toutes les sous-unités territoriales et non pas seulement à un sous-groupe d’entre elles. La totalité des territoires qui bénéficient d’une autonomie politique garantie par la Constitution – c’est-à-dire actuellement 17 communautés autonomes et deux villes d’Afrique du Nord (Ceuta et Melilla) – constitue pour ainsi dire l’ensemble du territoire espagnol.
Parmi les caractéristiques qui distinguent le modèle espagnol actuel des fédérations-types (cf. Gagnon-Keil-Mueller 2015, Requejo 2005, Filippov-Ordeshook-Shvetsova 2004, Griffiths-Neremberg 2002, 2005, Watts 1999, Stepan 1999, Elazar 1991) on relève les éléments suivants :
Les entités constituantes : les « communautés autonomes » (CA) ne sont pas des entités constituantes. La Constitution espagnole actuellement en vigueur (depuis 1978) établit « l’unité indissoluble de la nation espagnole » (art.2) et le « peuple espagnol » comme sujet de la « souveraineté nationale » (art.1). Certaines des CA n’existaient d’ailleurs pas en tant que régions administratives avant 1978.
La répartition des compétences : la décentralisation des compétences législatives manque de clarté. Le pouvoir central conserve une hégémonie grâce aux dites « leyes de bases » et « leyes orgánicas » (lois fondamentales et constitutionnelles), qui s’appliquent à l’ensemble du territoire national et qui peuvent être développées suivant une logique centralisatrice dans un certain nombre de domaines (l’éducation, les politiques d’aide sociale, l’administration locale, la fonction publique, l’éducation supérieure et la recherche, etc.). Il n’existe pas de procédure claire de « partage de la gouvernance » dans le cadre constitutionnel espagnol.
Les compétences juridiques : l’« Estado de las autonomías » n’a eu quasiment aucun effet sur la structure du pouvoir judiciaire (alors qu’il a eu un certain effet sur les compétences législatives et exécutives), qui continue donc d’être similaire à celui d’un État centralisé.
Le Sénat : la chambre haute n’est pas liée aux entités fédérées. La majorité des sénateurs sont élus par les « provinces », qui correspondent à un découpage administratif datant du XIXe siècle. Les CA n’ont pour ainsi dire aucune participation au pouvoir législatif de la « fédération ».
La taxation : l’« Estado de las autonomías » se situe très loin des modèles de fédéralisme fiscal. Les impôts les plus importants sont collectés par l’État central, qui en retourne par la suite une part aux CA en fonction de leurs « besoins » financiers (besoins qui résultent d’une quantification systématiquement controversée). Le Pays basque et la Navarre sont les seules exceptions à la règle; ils bénéficient d’un accord fiscal asymétrique avec le pouvoir central, basé sur un certain nombre de « droits historiques » antérieurs à la constitution de 1978 et régulés suivant des modalités plus confédérales que fédérales. D’autre part, c’est le plus asymétrique des aspects légaux du système politique espagnol.
L’Union européenne : les CA ne sont pas considérées comme des acteurs politiques au sein des principales institutions de l’UE, contrairement aux autres fédérations de l’Union (notamment la Belgique et l’Allemagne). Le gouvernement central a jusqu’à présent refusé d’accorder aux CA un quelconque rôle d’importance sur les questions européennes.
La réforme constitutionnelle : les CA ne peuvent pas participer au processus de réforme constitutionnelle, qui reste entre les mains du Parlement central et des citoyens de l’État (par référendum).
Notre conclusion générale est donc la suivante : l’actuel « estado de las autonomías » espagnol ne possède pas les éléments principaux (institutionnels et procéduraux) qui définissent généralement les « fédérations ». Qui plus est, dans les faits, la constitution espagnole inclut plus d’éléments potentiellement asymétriques que d’éléments réellement fédéraux. Néanmoins, la plupart de ces éléments asymétriques n’ont pas été développés par la pratique politique et législative post-constitutionnelle. Malgré le fait que les CA possèdent un certain degré d’autonomie dans plusieurs domaines, les caractéristiques pratiques du modèle espagnol ont été mises en œuvre principalement au travers d’une perspective régionaliste, aboutissant à une asymétrie transitoire dans les compétences, dans le but d’atteindre le plus haut degré d’autonomie gouvernementale possible. Par conséquent, et malgré le fait que certains travaux de politique comparée classent l’Espagne parmi les « États fédéraux » du fait de considérations méthodologiques qui sont de toute évidence inexactes, un certain nombre d’arguments indiquent qu’il serait plus approprié de ranger l’Espagne dans le groupe des États « régionalistes ».
Citation suggérée : Requejo, F. 2018. « l’Espagne est-elle un État fédéral? ». 50 déclinaisons de fédéralisme.
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Citation suggérée : REQUEJO, F. 2018. « L’Espagne est-elle un État fédéral? ». 50 déclinaisons de fédéralisme. Disponible sur < https://goo.gl/KbDe4f >.
Bibliographie
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Lectures suggérées
Burgess, M-Gagnon, A (eds), 2010, Federal Democracies, Routledge, London
Gagnon, A, S. Keil and S. Mueller. Understanding Federalism and Federation. Ashgate: Farnham.
Requejo, F 2005, Multinational Federalism and Value Pluralism, Routledge, London-New York.
Requejo, F. and M. Sanjaume. 2015. ‘Recognition and Political Accommodation: From Regionalism to Secessionism – The Catalan Case’ in J.F. Gregoire and M. Jewkes (ed.) Recognition and Redistribution in Multinational Federations. Leuven: Leuven University Press, pp. 107-132.