Francesco Palermo, professeur de droit constitutionnel comparé à l’Université de Verone
Francesco Palermo est professeur de droit constitutionnel comparé à l’Université de Verone. Il est aussi le directeur de l’Institut pour le fédéralisme comparé, à l’Eurac Research de Bozen/Bolzano, en Italie. Ses intérêts de recherche incluent le fédéralisme comparé, les droits des minorités, le droit constitutionnel européen, les transitions constitutionnelles, la langue et le droit. Il est l’auteur de nombreuses publications, dont des monographies, des volumes édités ainsi que des articles dans des revues à comité de lecture. Il a également acquis une grande expérience de terrain suite à de nombreux mandats au sein d’organisations internationales. Francesco est aussi Président sortant de la International Association of Centers for Federal Studies (IACFS).
CV complet disponible : www.eurac.edu/fpalermo
Introduction : (bien) vivre sans définition
Le nombre de pays ayant adopté le fédéralisme n’a jamais été aussi élevé (Huegelin et Fenna, 2015 : 3) et les études fédérales sont en plein essor, malgré le fait que personne n’est en mesure de définir précisément ce qu’est le fédéralisme. La bonne nouvelle dans tout cela est que la folie collective autour de la recherche d’une définition arrêtée se calme un peu. À la place, lui succède une approche plus pragmatique qui commence à essaimer. Espérons que ceci viendra aider les études fédérales à s’attaquer à certains des défis les plus urgents pour le constitutionnalisme contemporain, en apportant une perspective essentielle ainsi que des solutions basées sur des instruments fédéraux qui ont été progressivement affinés pendant des décennies.
Définir le fédéralisme et opérer une classification des États fédéraux sont deux tâches qui ont occupé les savants pendant des siècles, et qui les ont poussés à remplir des bibliothèques par la même occasion. Malgré cela, il n’existe toujours pas d’entente universelle sur ce qu’est le fédéralisme (Gamper 2005) ni sur la manière dont on peut classer les pays fédéraux (Watts, 2008). De toute manière, un tel consensus scientifique sur cet objet risque de ne jamais advenir. En effet, si le fédéralisme est une composante essentielle de la théorie et de la pratique propres aux États et aux structures de pouvoir, le principe fédéral lui-même est bien plus vieux que l’État moderne ou même pré-moderne (Burgess, 2006). On peut même dire que le fédéralisme est au cœur d’une des problématiques centrales de l’histoire de l’humanité : comment aménager la vie publique et comment limiter, organiser et réguler le pouvoir d’une façon qui garantisse la liberté et l’efficacité, l’unité et la pluralité, l’autonomie et la coordination? C’est exactement pour cette raison que le fédéralisme peut être défini de manières radicalement différentes, suivant des angles disciplinaires multiples, et en prenant en compte certaines de ses caractéristiques plutôt que d’autres pour aboutir à des modes d’identification sensiblement différents.
Récemment, les étudiants du fédéralisme semblent avoir décidé d’abandonner graduellement leur obsession pour développer une définition du fédéralisme. Plutôt, ils entreprennent de réorienter leur regard sur ses manifestations à proprement parler. Il s’agit donc, en quelque sorte, d’une approche pragmatique, qui n’est pas sans rappeler la célèbre définition de l’obscénité par le juge Potter Stewart dans Jacobellis c. Ohio, 378 U.S. 184 (1964) : « Je n’essaierai pas plus de définir aujourd’hui le type de choses qui entrent dans la catégorie qui nous occupe et qui a été sommairement décrite; peut-être même ne serai-je jamais capable de le faire de manière intelligible. Mais je n’en suis pas moins capable de reconnaître de telles choses quand je les vois ». C’est précisément parce qu’il est impossible de définir le fédéralisme autrement que par la formule générale d’Elazar de « l’addition de l’autonomie et du partage du pouvoir » (Elazar, 1987; Müller, 2017) que l’attention de la littérature récente s’est progressivement redirigée vers les institutions et les procédures fédérales (Halberstam, 2012; Huegelin et Fenna, 2015; Palermo et Kössler, 2017). Au final, c’est le fonctionnement des machines qui les rend intéressantes, plutôt que ce qui les définit comme telles.
Évolution et consolidation
À partir de telles bases, il s’agit de définir pourquoi les « machines » fédérales sont rendues plus intéressantes et populaires que jamais, ainsi que les questions de recherche qui sont les plus urgentes pour les études fédérales comparées contemporaines.
À ses origines, l’idée fédérale était surtout un concept philosophique et un principe d’organisation politique qui servait une fonction principalement économique et militaire. En termes juridiques, les débuts de l’idée fédérale étaient plus proches du droit international que du constitutionnalisme, et visaient à rassembler des unités souveraines qui n’étaient plus individuellement ni économiquement ni militairement compétitives.
Plus les pays fédéraux apparurent (au XIXe siècle) et gagnèrent en nombre (au XXe siècle), plus le fédéralisme devint le centre d’attention non seulement des philosophes politiques et des politologues, mais également des juristes constitutionnalistes et des économistes. Toutes ces perspectives méthodologiques vinrent faciliter l’étude des façons dont les systèmes fédéraux (ce qui comprend les fédérations classiques et leurs équivalents de type États régionalisés ou décentralisés) fonctionnent dans la pratique et des éléments qu’ils ont en commun. On en est également venu à se questionner sur les modalités de leur fonctionnement, en cherchant comment elles peuvent être améliorées et, surtout, identifier quelles sont les institutions et les procédures dont les États fédéraux ont besoin pour (bien) fonctionner.
Depuis le XXIe siècle, le défi ne consiste plus en la création de nouvelles fédérations par l’agrégation de différents États souverains, comme le montrent bien l’Union européenne et les obstacles insurmontables s’opposant à ce qu’elle devienne un véritable État fédéral à part entière. Même la mise en place de systèmes fédéraux par la décentralisation a perdu de son intérêt, si nous comparons la situation actuelle à la seconde moitié du XXe siècle (avec la Belgique, l’Espagne, l’Italie, le Royaume-uni, l’Afrique du Sud, etc). L’idée fédérale a été suffisamment explorée; ses forces et faiblesses institutionnelles sont bien documentées, tout comme l’importance des instruments de coopération et de la volonté de coopérer des différents acteurs (étant donné que le fédéralisme est impossible sans un certain degré de coopération).Quels sont les éléments réellement importants, et quels défis nous attendent?
Une fois tout ceci entendu, le test le plus important reste celui de la gestion efficace du pluralisme et de sa complexité inhérente. Le fédéralisme est l’outil constitutionnel le plus développé pour gérer la pluralité d’intérêts, d’acteurs, d’institutions et de procédures que connaissent les sociétés contemporaines, et cet outil peut devenir une matrice permettant de s’attaquer aux défis qui accompagnent ces types de pluralisme. Pour ce faire, cependant, le fédéralisme ne peut plus seulement être compris comme un simple agencement institutionnel, ou comme un système permettant d’accommoder la coexistence d’institutions appartenant à différents ordres de gouvernement. Au contraire, notre compréhension du fédéralisme doit inclure la façon dont il fonctionne (ou qu’il pourrait fonctionner) en pratique, sa valeur ajoutée, et comment il peut être développé. Les aspects institutionnels ne sont qu’une seule des facettes des solutions que le fédéralisme peut apporter aux défis contemporains. Ce sont certes les aspects du fédéralisme qui ont bénéficié des plus grands développements historiques, et qui sont donc en mesure de servir de matrice pour le développement de nouveaux instruments, mais ils ne suffisent pas à rendre le fédéralisme pertinent pour le XXIe siècle.
Les domaines qui pourraient bénéficier le plus des conseils et de l’expertise des études fédérales sont les suivants : le plus important de tous consiste en la gestion du pluralisme, tel qu’il se manifeste territorialement, ethnoculturellement ou d’autres manières encore. Bien que ce domaine ait toujours fait partie des priorités des systèmes fédéraux, l’histoire récente semble indiquer que tous les pays qui s’engagent dans la décentralisation le font spécialement pour répondre à des défis ethnoculturels (Choudhry, 2008; Broschek, 2013 : 101). Les développements institutionnels que des pays comme l’Éthiopie, le Soudan du Sud, le Kenya, le Népal, le Myanmar et même les Philippines ont récemment connus semblent le confirmer. Il en va de même pour la situation de plusieurs pays européens, où les problématiques ethnoculturelles contribuent largement à façonner les dynamiques fédérales. Si tout ceci est bien vrai, on pourrait être tenté d’estimer que, de nos jours, le fédéralisme est perçu, à tort ou à raison, principalement comme un instrument permettant d’accommoder les revendications minoritaires. Si c’est le cas, nous devrions alors porter une plus grande attention aux instruments légaux qui viennent contrebalancer le principe du contrôle exclusif d’un territoire par son groupe titulaire (Kössler, 2015).
Le second défi est celui de la participation. Celle-ci est aussi un élément essentiel de la boîte à outils fédérale depuis ses origines. Malgré tout, les formes institutionnelles de participation (territoriale) ne suffisent plus à mettre en place des systèmes fonctionnels, comme le montre la crise actuelle des chambres hautes dans les systèmes fédéraux et régionaux (Gamper, 2018). Les règles de participation sont essentiellement procédurales, puisqu’elles déterminent qui peut participer, comment, suivant quelles conditions, en exerçant quels droits, et qu’elles peuvent être les conséquences de l’inclusion ou de l’exclusion du processus décisionnel (par exemple, savoir si ceux et celles qui sont exclus des processus décisionnels ont tout de même le droit de contester les décisions ou non en ayant recours aux tribunaux). Aujourd’hui, les appels à la mise en œuvre de processus décisionnels plus démocratiques et plus participatifs engagent à dépasser la simple participation institutionnelle, et à inclure et à réguler des formes de participation sociétale (Palermo et Alber, 2015). En effet, la quête pour l’inclusion d’acteurs non-institutionnels dans les processus décisionnels peut être simplifiée par un recours aux instruments fédéraux.
Enfin, les études fédérales doivent nécessairement s’intéresser davantage aux mesures politiques, notamment la manière dont elles sont agencées sur la base de normes légales, et comment elles sont interprétées par les tribunaux (Palermo et Kössler, 2017). Seule une analyse des domaines politiques liés à la répartition constitutionnelle des compétences et aux processus politiques peut apporter des éclaircissements sur les tendances et les défis qui résultent de la gouvernance de domaines complexes et transversaux impliquant une pluralité d’acteurs (tels que l’environnement, l’éducation, la finance, l’immigration et bien d’autres). En effet, ces domaines forcent lesdits acteurs à développer des modes et des procédures de coopération plus efficaces. Pour dire les choses autrement : il devient nécessaire de développer les études fédérales de telle manière qu’elles puissent apporter des réponses aux défis contemporains liés à des formes de gouvernance toujours plus complexes, cherchant à réguler des phénomènes également toujours plus complexes, dans des sociétés elles-mêmes de plus en plus complexes.
Conclusion
On peut s’attendre à ce qu’une plus ample considération des aspects qui viennent d’être mentionnés devienne le centre d’attention des études fédérales dans les prochaines années. Ils font partie des plus importants défis que connaît le constitutionnalisme contemporain, et ils sont la raison pour laquelle le fédéralisme est au cœur des préoccupations de plus en plus de chercheurs. La diversification des réponses appartenant à une même architecture constitutionnelle permet de créer des options sur-mesure pour l’expérimentation, pour une plus grande participation, pour améliorer la démocratie en divisant et en partageant les compétences et le pouvoir. La tâche revient à la communauté scientifique de relever un tel défi et d’y apporter des réponses calquées sur une lecture contemporaine des solutions et des procédures que le fédéralisme peut offrir.
Texte traduit par Benjamin Pillet.
Bibliographie
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Burgess, M. 2006. Comparative Federalism: Theory and Practice, Abingdon: Routledge
Choudhry, S. (ed.) 2008. Constitutional Design for Divided Societies, Oxford: Oxford Univ. Press
Elazar, D.J. 1987. Exploring Federalism. Tuscaloosa, AL: University of Alabama Press
Gamper, A. 2005. « A “Global Theory of Federalism”: The Nature and Challenges of a Federal State ». German Law Journal (6), 1297-1318
Gamper, A. 2018. « Representing Regions, Challenging Bicameralism: An Introduction ». Perspectives on Federalism 2, I-IX
Halberstam D. 2012. « Federalism: Theory, Policy, Law » dans Rosenfeld M. and Sajó A. (eds.). The Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law. Oxford: Oxford Univ. Press, 576-608
Hueglin, T. and Fenna, A. 2015. Comparative Federalism. A systematic Inquiry. 2nd ed. Toronto: Broadview Press
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Mueller, S. 2017. « Self-rule and Shared Rule ». 50 Shades of Federalism. Disponible sur: http://50shadesoffederalism.com/theory/self-rule-shared-rule/
Palermo, F. et Alber E. (eds) 2015. Federalism as Decision-Making. Leiden-Boston: Brill
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Lectures suggérées
Birch, A. (2006). « Approaches to the Study of Federalism ». Political Studies 14(1), 15-33
Hueglin, T. (2003). « Federalism at the Crossroads: Old meanings, new significance ». Canadian Journal of Political Science /Revue canadienne de science politique Vol. 36, No. 2, 275-294
Gagnon, A, Keil, S. et Mueller S. (eds.) (2015). Understanding Federalism and Federation. London: Routledge
Kincaid, J. (ed.) 2011. Federalism. 4 volumes anthology. London: Sage