Dave Guénette, LL. B., M.A. et doctorant en droit à l’Université Laval et à l’Université catholique de Louvain.
dave.guenette.1@ulaval.ca
Dave Guénette LL. B., M.A. et doctorant en droit à l’Université Laval et à l’Université catholique de Louvain. Il est notamment membre étudiant de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes (CREQC) et du Centre de recherche sur l’État et la Constitution (CRECO). Dans le cadre de ses recherches, il s’intéresse principalement à la révision constitutionnelle dans les sociétés fragmentées, de même qu’aux liens entre nationalisme et constitutionnalisme. Il est l’auteur d’une vingtaine d’articles parus dans des revues scientifiques et des ouvrages collectifs.
Félix Mathieu, doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal et membre-étudiant de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes (CREQC)
mathieu.felix.2@courrier.uqam.ca
Félix Mathieu est doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal et membre-étudiant de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes (CREQC). Ses travaux portent principalement sur le fédéralisme, les nations et les nationalismes en contexte multinational et sur l’aménagement de la diversité dans les démocraties libérales. Il est l’auteur de Les défis du pluralisme à l’ère des sociétés complexes (PUQ), ouvrage récipiendaire du prix du Ministère des Relations internationales et de la francophonie du Québec / Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (Prix du livre politique, 2018).
Résumé
Les fédérations multinationales consistent en des États au sein desquels coexistent au moins deux communautés nationales. Or, contrairement aux nations majoritaires ou souveraines, les nations minoritaires qui évoluent au sein de tels régimes fédéraux ne disposent généralement pas de l’ensemble des compétences constitutionnelles nécessaires afin de développer de manière autonome leur propre culture sociétale. En ce sens, nous suggérons que plus une fédération limite les prérogatives institutionnelles des nations minoritaires qui la composent, plus elle contracte un déficit fédératif important. À l’inverse, plus l’architecture constitutionnelle d’une fédération permet à l’ensemble des nations constitutives de l’association politique de développer et consolider de manière autonome les institutions clés de leur culture sociétale, moins son déficit fédératif est significatif. Or, comment pouvons-nous, concrètement, mesurer un tel déficit fédératif ? Nous identifions six aires institutionnelles qui sont fondamentales pour une nation minoritaire dans la construction de sa culture sociétale. En mobilisant ensuite douze indicateurs, nous proposons la construction d’un Index des cultures sociétales (ICS). Ce dernier permet de mesurer et de comparer la capacité des nations minoritaires de développer leur culture sociétale au sein d’un État fédéral, ce qui, par conséquent, permet également de mesurer le déficit fédératif à l’œuvre au sein des fédérations multinationales.
Introduction
Les quasi-fédérations[1] multinationales sont des États qui regroupent en leur sein au moins deux communautés nationales constitutives. Dans un tel contexte, les nations minoritaires ne détiennent généralement pas les compétences constitutionnelles nécessaires afin de pouvoir pleinement développer de manière autonome les institutions clés de leur propre culture sociétale. Ce faisant, nous dirons que les États fédéraux sont régulièrement atteints d’une forme plus ou moins prononcée de « déficit fédératif » en matière de fédéralisme multinational.
Dans cette brève contribution, nous définissons d’abord ce que nous entendons par fédéralisme multinational et nous considérons quels sont les principes normatifs structurants sur lesquels il repose. En bref, nous suggérons qu’une conception multinationale du fédéralisme vise à rendre possible, pour chacune des communautés nationales constitutives de l’association politique, le développement et la consolidation de leur culture sociétale respective. Ensuite, nous identifions six aires institutionnelles (ou variables) qui apparaissent comme centrales pour le développement de la culture sociétale d’une nation minoritaire.
Ces six piliers institutionnels, et les douze indicateurs qui nous permettent de les opérationnaliser, constituent les fondements de l’Index des cultures sociétales (ICS). Or, l’ICS mesure et compare la capacité des nations minoritaires à développer leur culture sociétale au sein d’un État fédéral, ce qui, par conséquent, nous permet également de mesurer un certain déficit fédératif à l’œuvre au sein des fédérations multinationales. Enfin, nous présentons rapidement quelques cas étudiés avec l’Index, et nous discutons de la pertinence de l’ICS pour les recherches en sciences sociales.
Le fédéralisme multinational et la culture sociétale des nations minoritaires
Moins d’un dixième des communautés nationales dans le monde ont leur propre État – et dans une proportion légèrement supérieure, dirons-nous, leurs propres institutions. De même, selon Wayne Norman (2006), il existerait au moins quatre fois plus de nations territorialement organisées et mues par un désir plus ou moins prononcé pour une forme d’autonomie gouvernementale, qu’il n’y a d’États souverains.
Devant ce constat, le politologue Alain-G. Gagnon (2008 : 11 et 12) suggère que le « fédéralisme constitue dès lors une avenue prometteuse pour les démocraties libérales avancées » et est appelé à s’imposer comme « voie optimale pour la gestion des conflits communautaires et pour l’affirmation des identités collectives ». En effet, par le truchement des compétences que les provinces ou entités fédérées détiennent, le fédéralisme peut potentiellement permettre à une nation minoritaire de développer et de consolider de manière autonome les institutions clés de sa culture sociétale, c’est-à-dire cet ensemble institutionnel lié à l’économie, à la langue, à l’éducation, à la culture, etc., et qui est nécessaire à toute collectivité politique pour « faire société » à travers ses paramètres institutionnels privilégiés (Kymlicka, 2001a ; Thériault, 2007). Autrement dit, la « culture fédérale » serait garante d’une autonomie significative pour les nations minoritaires, ce qui fait du fédéralisme multinational un modèle d’aménagement de la diversité nationale porteur pour penser une cohabitation équitable entre groupes majoritaire et minoritaires dans les démocraties libérales et multinationales.
Ceci dit, les fédérations multinationales n’évoluent que rarement en parfait accord avec les principes normatifs qui sont au cœur du fédéralisme multinational ; elles ne permettent effectivement pas toutes aux nations minoritaires qui les composent de pleinement développer de manière autonome les institutions clés de leur culture sociétale. Ce faisant, les quasi-fédérations multinationales sont généralement aux prises avec un déficit fédératif plus ou moins important. Or, comment pouvons-nous, concrètement, mesurer un tel déficit fédératif ?
Introduction d’un Index des cultures sociétales pour l’étude des (quasi-) fédérations multinationales
Dans un article récemment paru dans la revue Publius: The Journal of Federalism, nous avons cherché à identifier les institutions d’une culture sociétale qui apparaissent fondamentales pour une nation minoritaire, si celle-ci peut espérer s’émanciper, tant culturellement que politiquement, au sein d’une fédération ou d’une quasi-fédération. À partir des six aires institutionnelles retenues – 1) la reconnaissance nationale; 2) les droits linguistiques; 3) les compétences en matière d’immigration et d’intégration; 4) l’autonomie fiscale; 5) l’autodétermination interne; et 6) l’autodétermination externe – nous avons constitué un Index des cultures sociétales (ICS).
La valeur et la pertinence de l’ICS reposent alors sur sa capacité à mesurer et à comparer, d’une part, la capacité des nations minoritaires à développer de manière autonome leur culture sociétale dans leur contexte étatique respectif, et, d’autre part, le « déficit fédératif » des fédérations multinationales. En effet, puisque le fédéralisme constitue cette « voie optimale » pour penser le vivre-ensemble dans les États multinationaux, nous soutenons que l’ICS constitue un outil qui permet d’évaluer dans quelle mesure les fédérations multinationales évoluent-elles en respect des principes qu’elles ont pour vocation d’incarner. Voici, très brièvement, une présentation des six aires institutionnelles et des indicateurs retenus pour en faire l’observation :
1. Reconnaissance nationale
En nous inspirant du philosophe Charles Taylor (1992 : 33), nous soutenons qu’une identité nationale s’exprime et s’entretient de manière dialogique, et que la non- ou la mal-reconnaissance de son identité distincte de la part d’un autrui significatif consiste en un tort moral sérieux. Au sein de l’ordre constitutionnel de l’État fédéral, nous nous intéressons alors à observer si nous y retrouvons :
1. une mention de reconnaissance spécifique eu égard à la nation minoritaire;
2. la présence d’asymétries constitutionnelles en faveur de cette nation minoritaire.
2. Droits linguistiques
Dans une perspective néo-herdérienne, nous nous intéressons ici à la langue comme une « manière d’agir », laquelle reflète, ou a pour vocation de refléter, une certaine identité culturelle. Si toutes les communautés nationales constitutives de l’association politique sont appelées à être traités comme des partenaires égaux, il semble alors que l’État doit s’assurer que plusieurs identités culturelles distinctes puissent pleinement s’épanouir en son sein. Au sein de l’ordre constitutionnel, nous nous intéressons donc à la :
3. capacité pour la nation minoritaire de faire de son vernaculaire la langue officielle sur son territoire;
4. capacité pour la nation minoritaire d’enseigner son curriculum scolaire dans sa propre langue.
3. Les compétences en matière d’immigration et d’intégration
Il est fondamental pour une nation minoritaire de pouvoir exercer un certain contrôle sur le volume de l’immigration arrivant sur son territoire, de sorte que la communauté nationale soit en mesure d’intégrer ses nouveaux arrivants de manière responsable et équitable envers toutes et tous (Kymlicka, 2001b : 285). Au sein de l’ordre constitutionnel, nous nous intéressons ici à la :
5. capacité pour la nation minoritaire d’établir sa propre politique générale en matière d’immigration;
6. capacité pour la nation minoritaire d’exercer un pouvoir sur la sélection et l’intégration de ses immigrants.
4. Autonomie fiscale
Pour une nation minoritaire, l’autonomie fiscale constitue une condition nécessaire pouvant lui permettre de réaliser son plein épanouissement en tant qu’entité nationale distincte, notamment sur le plan du filet social et de l’État-providence (Seymour et Gagnon, 2012 : 4). Au sein de l’ordre constitutionnel, nous nous intéressons à cet effet à la :
7. capacité pour la nation minoritaire de lever ses propres taxes et impôts;
8. présence d’un mécanisme de redistribution interne des recettes fiscales au sein de l’État fédéral.
5. Autodétermination interne
Si la nation minoritaire est appelée à être considérée à titre de partenaire égal au sein de l’association politique, il importe qu’elle soit habilitée à entamer des négociations ou des discussions au sujet de l’ordre constitutionnel en vigueur, tout comme elle doit être en mesure d’influencer le processus constituant. Au sein de l’ordre constitutionnel, nous nous intéressons donc à la :
9. capacité pour la nation minoritaire d’initier formellement une révision de la constitution;
10. capacité pour la nation minoritaire d’exercer un droit de veto dans le cadre du processus constituant.
6. Autodétermination externe
En accord avec le principe du droit à l’autodétermination des peuples, il semble raisonnable d’accorder à une nation minoritaire, alors en carence de reconnaissance et dont l’accès légal aux piliers fondamentaux pour la consolidation de sa culture sociétale apparaît comme insuffisant, le droit légitime d’entamer un exercice démocratique pouvant mener à une éventuelle sécession de l’État fédéral. Au sein de l’ordre constitutionnel, nous nous intéressons alors à la :
11. capacité pour la nation minoritaire d’organiser une consultation populaire sur son territoire;
12. capacité de faire sécession de l’État fédéral.
Conclusion et discussion : l’Index des cultures sociétales et son application
La portée de l’Index des cultures sociétales est limitée aux quasi-fédérations multinationales en contexte de démocratie libérale avancée. Néanmoins, une des principales contributions que l’ICS dégage consiste à offrir un cadre d’analyse pour l’étude comparée et systématique des nations minoritaires qui évoluent dans le cadre d’une quasi-fédération. À ce titre, nous pouvons comparer au moyen de cet outil des cas tels que ceux du Québec au Canada, de l’Écosse, du Pays de Galles et de l’Irlande du Nord au Royaume-Uni, de la Catalogne, du Pays basque, de la Galice ou de la Navarre en Espagne, de la Bretagne ou de la Corse en France, de la Flandre en Belgique, du canton du Jura en Suisse, de Porto Rico aux États-Unis, du Tyrol du Sud ou la Sardaigne en Italie, etc.
Pour l’instant, nous avons mobilisé l’Index pour comparer le cas de trois nations minoritaires – le Québec, la Catalogne et le Tyrol du Sud – qui évoluent respectivement au sein des fédérations ou quasi-fédérations multinationales que sont le Canada (État fédéral), l’Espagne (État régional symétrique) et l’Italie (État régional asymétrique). Selon les indicateurs sélectionnés, la Catalogne et l’Espagne obtiennent un résultat de 4/12 sur l’ICS, le Québec et le Canada obtiennent 9,5/12 et le Tyrol du Sud et l’Italie obtiennent 6/12 (Mathieu et Guénette, 2018).
Source : Mathieu et Guénette (2018)
Ces données nous permettent ainsi (1) de mesurer la capacité relative de ces trois nations minoritaires à développer de manière autonome les institutions clés de leur culture sociétale, (2) de savoir dans quelle mesure les États canadien, espagnol et italien sont respectueux de principes normatifs du fédéralisme multinational et sont donc hospitaliers envers leur diversité nationale interne dans le traitement qu’ils leur réservent, et enfin (3) de tirer quelques conclusions de nature comparative entre ces trois cas particuliers.
Éventuellement, nous croyons qu’il serait pertinent de confronter d’autres systèmes constitutionnels à l’ICS, ce qui permettrait de mieux comprendre le degré d’autonomie dont disposent les nations minoritaires qui évoluent en contexte démocratique et multinational. Ce faisant, il sera plus opportun de formuler des recommandations précises aux autorités en place pour que les démocraties multinationales s’inspirent davantage de la « culture fédérale » pour aménager les rapports communautaires entre groupes majoritaire et minoritaires (cf. Burgess et Gagnon, 2010 : 17), et ainsi limiter le « déficit fédératif » qui les caractérise trop souvent.
Citation suggérée : Mathieu, F. et Dave Guénette, 2019, « Le fédéralisme multinational : comment mesurer un ‘déficit fédératif’ », dans 50 déclinaison de fédéralisme, disponible [en ligne] : https://capcf.uqam.ca/veille/le-federalisme-multinational-comment-mesurer-un-deficit-federatif/
Bibliographie
Burgess, M. and A.-G. Gagnon (2010), ‘Introduction: Federalism and Democracy’, in M.
Burgess and A.-G. Gagnon (eds.). Federal Democracies. New York: Routledge, pp. 1-26.
Gagnon, A.-G. (2008), La Raison du plus fort. Plaidoyer pour le fédéralisme multinational. Montréal, Québec Amérique, coll. Débats.
Gagnon, A.-G. (2011), L’âge des incertitudes. Essais sur le fédéralisme et la diversité nationale, Québec, Les Presses de l’Université Laval.
Kymlicka, W. (2001a), La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, Montréal, Boréal.
Kymlicka, W. (2001b), Politics in the Vernacular. Nationalism, Multiculturalism, and Citizenship, Oxford, Oxford University Press.
Mathieu, F. and D. Guénette (2017), ‘Introducing a Societal Culture Index to Compare Minority Nations’, Publius: The Journal of Federalism, vol. 48, 2018, p. 217–243.
Seymour, M. and A.-G. Gagnon (2012), ‘Introduction. Multinational Federalism: Questions and Queries’, in M. Seymour and A.-G. Gagnon (eds.). Multinational Federalism. Problems and Prospects. New York: Palgrave macmillan, pp. 1-22.
Taylor, C. (1992), ‘The Politics of Recognition’, in A. Gutmann (ed.). Multiculturalism and “The Politics of Recognition”. Princeton, NJ: Princeton University Press, pp. 25-74
Thériault, J. Y. (2007). Faire société. Société civile et espaces francophones, Sudbury, Prise de parole.
Watts, R. (1996), Comparing Federal Systems in the 1990s. Montréal: McGill-Queen’s University Press.
Lectures complémentaires
Gagnon, A.-G. and J. Tully (eds.), 2001, Multinational Democracies. Cambridge: Cambridge University Press.
Guénette D. et F. Mathieu, ‘Nations et nations fragiles’, Revue canadienne de science politique, vol. 51, 2018, en ligne : www.cambridge.org/core/journals/canadian-journal-of-political-science-revue-canadienne-de-science-politique/article/nations-et-nations-fragiles/FED0783B877A126A9D6DD0EA38AF5322.
Laforest, G. (2014), Un Québec exilé dans la fédération. Essai d’histoire intellectuelle et de pensée politique, Montréal, Québec Amérique, coll. Débats
Mathieu, F. (2017), Les défis du pluralisme à l’ère des sociétés complexes. Montréal: Presses de l’Université du Québec.
Norman, W. (2006), Negotiating Nationalism: Nation-Building, Federalism, and Secession in the Multinational State. Oxford: Oxford University Press.
[1] Par quasi-fédérations, nous faisons références aux États qui ne sont pas formellement des fédérations, mais où l’on a introduit, au sein de l’ordre légal et politique, certains éléments de gouvernance autonome, et parfois de gouvernance partagée, entre les partenaires de l’association politique (cf. Watts, 1996 : 8). Le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, le Japon, les Pays-Bas, ou encore l’Indonésie sont des exemples de telles quasi-fédérations.